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Roman feuilleton
Saison 2 - Épisode 1

Cela fait près de deux mois que nous travaillons chaque jour le programme de la tournée mondiale, alternant les répétitions, les mises au point, les discussions et les séances de projection mentale auxquelles j’associe tous les musiciens maintenant. Je veux que chacun ait déroulé le show entièrement dans sa tête au moins cent fois. La liste des morceaux a été décidée rapidement entre nous et Tony, dès la fin du mois de septembre. Le spectacle durera 2 heures 16 minutes sans compter les rappels. Il n’y aura pas de pause, les morceaux devant s’enchaîner les uns aux autres comme les mouvements d’une symphonie. Nous avons ajouté une section de quatre cuivres, un quatuor à cordes et cinq choristes féminines. Christina en fait partie. J’ai découvert qu’elle possède une voix exceptionnelle de soprano léger et un timbre céleste. Elle a pris des cours de chant en accéléré, ce qui nous a permis de vérifier rapidement l’ampleur de son talent. Elle participe maintenant à toutes les répétitions et donne même des avis très pertinents sur certains ajustements à effectuer.

Nous jouerons douze morceaux de notre composition dont un en rappel, signés Us, le nouveau nom du groupe décidé le 6 septembre 2020. Jusque-là c’était Franck Schneider & Band. Cela ne sonnait pas très bien. Us percute mieux. J’ai ajouté trois reprises qui s’intégreront parfaitement, dont une en rappel, soit quinze morceaux en tout.

Le programme et les timings sont :

  • These Dreams, reprise du groupe Heart, musique de Martin Page, paroles de Bernie Taupin : 5’

  • Go on Christina, Us : 15’

  • I love you, Us : 10’

  • Never let you go, Us : 8’

  • Fixing a bug, Us : 3’

  • Whatever instance you play, Us : 13’

  • Getting up, Us : 12’

  • Listen to your gut, Us : 8’

  • Presentations, Us : 15’

  • Currency exposure, Us : 10’

  • I know what love is, Us : 12’

  • Mona Lisas and Mad Hatters, Elton John/Bernie Taupin : 5’

  • The end, Us : 20’

Durée totale : 2 heures 16’ + rappels :

  • Let it die, Us : version longue 9’

  • Maybe I’m amazed, Paul McCartney : 5’

Durée totale, rappels compris : 2 heures 30.

La tournée débutera le vendredi 1er janvier 2021 à 21 heures sur l’esplanade du sanctuaire de Lourdes. Le concert sera gratuit mais sur réservations pour éviter les bousculades. Il est prévu un maximum de 20 000 spectateurs. Le processus de réservation encouragera les dons pour aider les malades. J’ai moi-même montré l’exemple en effectuant un don de deux millions de dollars. Usant d’arguments percutants auprès de l’évêché, j’ai réussi à convaincre les responsables du côté positif de l’événement. Après avoir temporisé, le temps d’en discuter avec sa hiérarchie, l’évêque m’a donné son accord accompagné d’une liste de recommandations longue comme le bras, à suivre impérativement. Pragmatique, j’ai mis nos avocats dans la boucle et un contrat en bonne et due forme a finalement été signé. Même Tony a été impressionné par l’agrément obtenu pour ce concert pas très liturgique, dans un délai aussi court. Je ne lui pas dit que j’étais retourné au-dessus du sanctuaire pour aider l’évêque à se décider, mais il l’a su évidemment. Je suis même allé faire un petit tour à Rome. François a été très compréhensif. Il est vraiment moderne ce pape et qu’est-ce qu’il aime le rock ‘n’ roll !

Ah j’oubliais, pour ce concert uniquement, nous ne jouerons pas « Let it die » en rappel mais « Maybe I’m amazed » suivi d’une version un peu adaptée de l’Ave Maria de Schubert qui sera chantée par Christina. Je serai au piano. Je lui fais répéter régulièrement sa partie. Elle a un trac fou, mais est complètement motivée par ce challenge. Chaque fois que je l’entends chanter cet Ave Maria, je suis à deux doigts de m’envoler vers le voyage astral. C’est trop beau ! Là, je peux employer trop à la place de très. Je suis en adoration devant elle. Même François, qui est grand initié avant d’être pape, s’est permis de venir l’écouter discrètement depuis le tenseur et m’a fait des compliments dithyrambiques sur Christina. Lui aussi est sous le charme ! Par moment, au cours des répétitions, je ressens même la présence bienveillante de Franz Schubert en personne. J’ai l’impression que lorsque Christina chante, il y a du monde au balcon là-haut !

Pour terminer ce concert exceptionnel, notre quatuor à cordes interprétera le canon de Pachelbel, tandis que nous nous tiendrons debout dans la pénombre, communiant ensemble dans une prière silencieuse.

Umberto, notre nouveau Responsable de la Communication m’a très vite pardonné ma plaisanterie et s’implique à fond dans toutes les opérations de promotion indispensables pour transformer les premiers succès en triomphe. Il a déjà commencé à inonder le monde de flyers en ligne avec une description très attractive de la tournée. Le focus est mis sur la première date à Lourdes. Les retours viennent des quatre coins du monde.

Des demandes d’interview de centaines de médias sont en cours d’analyse afin de planifier les dates et les supports qui seront fournis à la presse. Je sens que cela va consommer un temps fou, mais nous n’avons pas le choix. Ce qui doit être fait doit être fait. Il faut préparer ces interviews avec le même soin que les concerts eux-mêmes ! Je suis passé du mode artiste dilettante au mode executive manager complètement surbooké. Plus je deviens un homme important, plus je me sens épuisé. Bientôt, mon seul rêve sera de pouvoir prendre le temps de dormir ! J’en deviendrais même un peu irritable alors qu’habituellement, je suis si cool.

Nous avons dû louer des locaux, non loin du San Francisco Art Institute, sur Russian Hill, avec des bureaux et un studio de répétition et d’enregistrement tout équipé. Deux secrétaires ont été recrutées ainsi qu’un staff technique conséquent plus un manager pour coordonner l’ensemble. Mes musiciens se sentent un peu perdus dans cet environnement trop business à leur goût. Il ne faudrait pas trop s’éloigner de l’art ! La proximité du San Francisco Art Institute nous permet de nous retrouver au moins une fois par semaine pour quelques heures et de nous rassurer sur l’essentiel, la créativité et surtout la musique. Mais même là, nous ne sommes plus des inconnus. Une foule de curieux et de fans envahit notre petit studio quand nous sommes présents. Des agents de sécurité, recrutés à temps plein eux aussi, sont sur nos pas en permanence.

Cela devient pesant.

Il est 18 heures 15. Mes collègues et moi sommes un peu saturés de cette journée de répétition. L’orchestre est au grand complet, les chœurs sont également présents. Je décide de lever la séance. Avant de quitter les bureaux de Lombard Street, je m’offre un chocolat chaud et j’en propose un à Christina qui décline la proposition. Habitué à la raccompagner à la maison, je m’apprête à lui dire que nous partons quand elle m’annonce qu’elle ne rentre pas avec moi. Elle a un rendez-vous en ville. Un peu surpris, je lui réponds :

  • Bonne soirée ! À demain Christina.

Et je lui fais une bise sur la joue, comme j’en ai pris l’habitude depuis qu’elle travaille avec moi.

Je sens un mouvement de recul à peine perceptible. Que lui arrive-t-il ? Ai-je fait quelque chose qui lui a déplu ? À la lassitude de cette fin de journée, pourtant ensoleillée, s’ajoute une soudaine tristesse et même une certaine frustration. Je suis jaloux de la personne qui a rendez-vous avec elle, qui que ce soit. Je me rends compte à cet instant que j’ai pris l’habitude d’entourer Christina au quotidien, de la choyer, de m’inquiéter au moindre signe de fatigue. Il est possible que je l’étouffe un peu. Elle a probablement besoin d’air.

Adrien, sensible à tout ce qui me concerne, a perçu ce qu’il vient de se passer. Il se rapproche de moi et de façon assez subtile, me demande si je peux le déposer à Fisherman's Wharf car il doit rejoindre des amis pour dîner sur place vers 19 heures. Évidemment, j’accepte d’autant plus que le détour est faible. Nous sommes à moins d’un mile. C’est même faisable à pied. J’ai compris qu’il ne s’agit que d’un prétexte pour me tenir compagnie quelques instants.

De façon à laisser la place avant à Adrien, l’agent de sécurité s’installe à l’arrière du roadster, ce qui ne lui plaît pas ; ce n’est pas une question de confort mais de sécurité ! De toute façon, une autre voiture avec deux autres agents nous suit à la trace.

J’inscris l’adresse que m’indique Adrien et laisse l’automatisme faire. Puis je me tourne vers lui :

  • J’ai l’impression que j’étouffe un peu Christina, qu’en penses-tu ?

  • Probablement, mais c’est pour la bonne cause ! Tu tiens vraiment à elle.

  • Oui. Et dire qu’il y a trois mois, je ne la regardais même pas. Elle a pris une telle importance dans ma vie… J’ai en permanence une boule au ventre ; j’ai peur pour sa santé.

  • Tu l’aimes ?

  • D’une certaine façon, oui, je l’aime. Je l’aime à la folie mais je n’ai pas l’intention d’aller plus loin que l’amour platonique. J’aurais l’impression de commettre un sacrilège. C’est un ange.

  • Alors tu es vraiment amoureux d’elle ! Je le savais déjà.

  • Dans quel pétrin me suis-je mis ! Et dire que tout cela est de la faute du Grand Archi…, de Harry Godson.

Je me rends compte que j’en ai trop dit. Alors j’ajoute :

  • Inch’Allah !

Le roadster est arrivé à destination. Adrien continue à me fixer un peu perplexe peut-être à cause de ma dernière phrase.

  • Merci pour le trajet.

  • Merci pour ta présence Adrien. Je t’aime aussi, mais c’est super platonique, tu le sais !

Il sourit et sort de la voiture. Il est temps que je rejoigne Linda à la maison.

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