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Roman feuilleton
Saison 2 - Épisode 5

Vendredi 16 octobre 2020, 8 heures. Il fait très beau. Je suis seul dans mon lit. Un sentiment de déjà-vu m’étreint. Tout est trop beau, trop calme, trop parfait. Le souvenir de la nuit est confus. Linda et moi avons fait l’amour. C’était intense, mais je pensais à Christina. Un sentiment de culpabilité m’envahissait, inexplicable. Et je sais que Linda savait. Cette culpabilité est encore présente et l’angoisse est revenue.

Je me lève comme un automate et me sers un expresso que je vais boire assis face à l’océan Pacifique toujours aussi calme et argenté à cette heure de la journée. Il n’y aucune raison de me sentir coupable ou angoissé. Tout va bien pour moi ! Alors qu’est-ce qui ne tourne pas rond ? Mon angoisse ne peut pas s’expliquer pas la peur de la mort. La question est réglée depuis que je suis adulte et maintenant que je suis initié cette question ne se pose plus. Je n’ai pas non plus d’angoisse de fin de mois, c’est le moins que l’on puisse dire.

Hier soir, je n’ai bu que deux verres de champagne, au demeurant excellent, le concert était parfait, la fête était réussie. Ma tension artérielle est idéale ainsi que les autres données corporelles.

Quelque chose me tracasse. J’ai l’impression de vivre un conte de fée un peu trop parfait. Où est la réalité si la vie n’est qu’une simulation ? Certes j’ai progressé très sérieusement ces derniers temps mais je me sens perdu. Il me manque tellement d’éléments. Et Christina qui m’est apparue comme mon ange gardien lors de ma dernière sortie dans le tenseur, était-ce une illusion ?

Ma journée est libre. Pas de répétition aujourd’hui. Onze heures à remplir jusqu’au dîner de ce soir avec Linda. Pourquoi remplir ces heures ? Après-tout la journée est « off ». Je vais simplement me laisser glisser là où le « hasard » me conduira. Hasard ? Quel drôle de mot dont la signification m’échappe complètement.

Pour ne pas rester seul et me rassurer, je vais faire un tour à la cuisine. J’y retrouve Julian et Alex fidèles au poste et en grande discussion philosophique à propos du sens de la vie. Je décide de prendre mon petit-déjeuner en leur compagnie tout en les invitant à poursuivre leur discussion.

Cet échange entre deux hommes chaleureux, amicaux, respectueux l’un de l’autre, qui essayent de comprendre le monde dans lequel ils évoluent, m’émeut profondément. Je n’interviens pas dans leur discussion. J’écoute et m’imprègne de leurs sentiments, de leurs craintes et de leurs espoirs. Comme beaucoup d’américains, ils sont croyants. Cela les aide à vivre. Je découvre qu’ils partagent mes valeurs fondamentales : l’honnêteté, le courage, l’envie d’entreprendre. J’ai envie de les aider à se réaliser.

  • Julian et Alex, j’apprécie beaucoup la qualité de votre travail dans cette maison, mais j’ai une question à vous poser : Quelle est votre motivation profonde ? De quoi avez-vous vraiment envie ?

Ils ont l’air surpris. Après un temps de réflexion, Julian me répond :

  • Mes débuts dans la vie ont été difficiles. J’ai eu beaucoup de chance quand vous m’avez embauché après la formation de base en cuisine que j’avais eu grand-peine à décrocher et à financer. Je me plais beaucoup ici.

  • Linda et moi avons décidé de t’embaucher sur la base de ton potentiel et de ta motivation. C’est un plein succès. Mais maintenant que tu as réussi à ce poste, quelle évolution envisages-tu ?

  • J’aimerais rendre ce que l’on m’a donné. Je voudrais créer un restaurant de haute qualité, comme ici, bio évidemment mais ouvert à tous, même aux mendiants, aux SDF et aux clochards.

  • C’est une excellente idée ! Et toi Alex ?

  • Je voudrais continuer à travailler avec Julian pour apprendre à devenir un chef.

  • En fait, c’est une idée qui me trotte dans la tête depuis des années. Un super restaurant - boulangerie - salon de thé – bar à vins, 100% bio, écologique et ouvert aux vagabonds et aux clochards. L’accroche pourrait être « Vagabonds Organic Club » (Le Club Bio des Vagabonds). J’imagine un établissement de 1000 m2 de surface commerciale à Fisherman’s Wharf. Il faudrait installer des recharges gratuites pour véhicules électriques et pratiquer des prix très élevés sauf pour les clochards qui mangeraient gratuitement. Qu’en pensez-vous ?

Ils me regardent tous les deux d’un air ahuri. Alex prend alors la parole :

  • L’investissement serait énorme et comment cela pourrait-il être rentable ?

  • Il suffit qu’il y ait suffisamment de clients payants pour que cela soit rentable. Le lieu doit être attractif, hyper branché et d’une qualité irréprochable. Alors, on y va ?

Julian n’a pas l’air d’y croire :

  • C’est sérieux ?

  • Oui !

  • Mais, les clochards ne feront-ils pas fuir la clientèle payante ?

  • Ils ne feront fuir que les cons. Et de toute façon les cons ne seront pas admis. Il faudra prévoir une salle à part pour les clochards pas assez présentables pour se mélanger à la clientèle huppée et éventuellement des salles de bains, des vêtements. Un service d’écoute et d’accompagnement pour se réinsérer leur sera également proposé. Vous êtes partants ?

  • Mais l’argent ?

  • Pas de problème. J’en ai suffisamment. 5 millions de dollars devraient suffire pour commencer. Si vous réussissez, je vous associerai.

Je suis assez content de moi. L’idée date d’il y a très longtemps. La première fois que je suis venu en Californie pour mon travail en plein milieu de la Silicon Valley, je logeais à l’hôtel California de Palo Alto. Le dimanche, le petit-déjeuner était servi dans une petite salle à manger de l’hôtel et le reste de la semaine, il fallait sortir et prendre son petit-déjeuner dans un salon de thé juste en dessous de l’hôtel. Dès 7 heures du matin, les hommes d’affaires se pressaient en une file d’attente le long du comptoir avant de passer à la caisse avec un plateau rempli. Au milieu de cette foule d’hommes en costume cravate (cela se faisait encore à l’époque), un homme sale, à la barbe grise très fournie et aux cheveux presque blancs très longs, faisait la queue comme les autres. Certains le regardaient d’un air dégoûté. La plupart des autres l’ignoraient. Chaque jour, il arrivait à la caisse, le plateau rempli, et la responsable lui faisait discrètement un signe pour qu’il passe, sans payer. Il remerciait tout aussi discrètement et allait s’installer seul dans un coin éloigné du restaurant pour manger.

La générosité discrète de ceux qui ont réussi existe ici. Il n’y a pas besoin d’un état omniprésent pour que l’entraide se manifeste, bien au contraire. Un impôt spoliateur conduit à coup sûr à des comportements égoïstes : « Adressez-vous au Gouvernement ! J’ai déjà donné. »

Mon idée, relayée par Julian, est donc partie de cet événement qui m’avait touché.

Mon marketing s’inspire d’une chaîne d’hôtels bon marché « Vagabond Inn ». On n’y croise pas de véritables vagabonds, uniquement des gens modestes, mais je trouve l’idée intéressante.

Mon côté flamboyant a fait le reste : j’ai inventé un nouveau concept « le caritatif chic » d’un nouveau genre. Plutôt que de se retrouver une fois par an entre riches autour d’un repas à 5000 dollars pour financer les bonnes œuvres d’une dame qui s’ennuie, venez manger la même chose que les nécessiteux, à côté d’eux, pour moins de 1000 dollars dans un endroit branché et très chic ! C’est dingue, non ? Je suis sûr que nous allons faire un tabac !

Nous établissons immédiatement un plan d’actions :

  • Julian, tu t’occupes des fournisseurs, de la supply chain et des ressources humaines,

  • Alex, renseigne-toi sur la façon d’industrialiser la production de levain bio et sur le dimensionnement de la boulangerie. Attention à l’alimentation en eau !

  • Moi, je vais immédiatement chercher des locaux. Je demanderai à Linda de s’occuper de la conception des aménagements.

  • Sommes-nous d’accord sur l’enseigne : VOC (Vagabonds Organic Club) ?

  • OUI, chef !

  • Bien entendu, nous serons à l’écoute du client et corrigerons tous les petits défauts qui nous seront remontés de façon à tendre vers la perfection. VOC signifie aussi « Voice Of Customer ».

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