Revenant (Returning home)

J’arrive à la maison à 19 heures. Je sors de la voiture dès son arrivée dans la cour et la laisse aller se garer seule. J’entre donc par l’entrée principale. Mon garde du corps me précède tandis que l’autre voiture suit le roadster au garage, un agent de sécurité restant en faction dans la cour.  Julian, notre cuisinier, m’accueille :

• Bonjour Franck ! Comment allez-vous ? Linda est sortie ce soir. Elle m’a chargée de vous présenter ses excuses. Elle s’est décidée à la dernière minute.

• Ah bon ? Bonsoir Julian. Je vais bien et vous ?

• Très bien. À quelle heure désirez-vous prendre votre dîner ?

Je réfléchis. Décidément ce n’est pas ma journée ! Est-ce que je dîne ici, seul, ou est-ce que je sors ? L’un n’empêchant pas l’autre, je décide de dîner ici ; cela sera de meilleure qualité que tout ce que je pourrai trouver à l’extérieur.

• Je dînerai dans un quart d’heure sur la terrasse couverte.

• Souhaitez-vous de la compagnie ?

• Non merci. Je dînerai seul.

Je monte dans la salle de bains pour prendre une douche rapide. Je serai plus frais après cette longue journée de répétition. Lavé, hydraté, légèrement parfumé et changé, je redescends un quart d’heure plus tard. En ce jeudi 15 octobre 2020, le soleil s’est couché vers 18 heures 30. Il fait déjà nuit.

Je m’installe dans la loggia avec une vue panoramique sur l’océan. Alex étant de sortie, lui aussi, c’est Julian qui me sert. Il a prévu des crudités, carottes râpées, tomates en salade, concombres à la crème légère suivi d’un poulet grillé accompagné de pommes de terre cuites à la vapeur. En dessert, j’ai droit à du gâteau aux pommes. C’est délicieux comme toujours. Je n’ai bu que de l’eau minérale, me réservant pour une éventuelle sortie.

Comme chaque soir, Julian m’apporte ensuite une infusion aux herbes ayurvédique bio, formule Pitta, spécialement commandée chez Ayurveda Pura Limited, à Londres, préparée à l’eau minérale de Wattwiller. J’adore l’odeur des épices mélangées : safran, cannelle, fenouil, cardamome, gingembre et clous de girofle. Le goût est des plus exotiques. C’est devenu une drogue dont je ne peux plus me passer. Comme son nom l’indique, la formule Pitta est adaptée à l’équilibre des personnes de constitution ayurvédique à dominante Pitta, représentant la force de transformation.

Ayurvéda signifie en sanscrit science de la vie. Les praticiens de cette science ajoutent souvent ‘Ayurveda amritanam’, ce qui signifie textuellement « l’Ayurvéda est pour ceux qui s’intéressent à la longévité », un objectif qui intéresse tout un chacun. L’Ayurvéda est une approche holistique de la vie dont le but ultime est l’éveil intérieur, appelé aussi illumination, un état de conscience dans lequel le corps, l’esprit et le mental sont complètement intégrés, ne laissant que peu de place à la maladie.

L’Ayurvéda reconnaît trois doshas, terme sanscrit désignant un principe de base gouvernant la physiologie. Ce sont le mouvement, aussi appelé Vata, la transformation, aussi appelé Pitta et la structure, aussi appelé Kapha.

La personnalité Pitta – le Pitta – est dominée par le feu et l’eau. La température corporelle du Pitta est souvent élevée. Il est de taille, de poids et de corpulence moyenne. Il est physiquement fort et endurant. Il est bien proportionné. Il comprend rapidement les choses. Il s’énerve si les autres mettent plus de temps que lui à comprendre. Le feu de ce dosha alimente l’impatience, la colère, la jalousie et l’irritabilité. Le Pitta peut avoir un esprit très critique et, dans ses mauvais jours, être difficile à vivre pour son entourage. Le côté tyrannique n’est jamais loin. Il aime tout contrôler. Le Pitta a les épaules assez solides pour mener à bien de grands projets. Il occupe souvent des postes à responsabilité. Il est doué en affaires, en amour et en politique. Il aime être sur le devant de la scène, avoir le pouvoir et être reconnu. Il peut abattre une grande quantité de travail. Mais un rien peut l’énerver. Canaliser son énergie en énergie positive est un vrai défi pour le Pitta. Il lui faut toujours un projet pour occuper et canaliser son trop plein d’énergie. Il repère facilement la personne qui en fait trop et se cache derrière de faux-semblants.

J’ai effectué le test d’autoévaluation il y a quelques années dans un Centre ayurvédique en Bretagne et je me reconnais assez bien dans ce dosha, même s’il est quelque peu tempéré par les autres tendances. Pour confirmer le résultat du test, un expert m’a précisé que si j’aime l’infusion Pitta, cela signifie que je suis bien une personnalité à dominante Pitta.

Il est 20 heures et quelques. Qu’est-ce que je fais ? Je réfléchis et décide soudainement d’aller faire un tour à La Chapelle dans Mission district. The Chapel est une ancienne morgue reconvertie en « total lieu » où l’on peut manger, boire, assister à des concerts et danser, un endroit plutôt branché où se retrouvent des artistes, des fashionistas et des professionnels, situé au 777 Valencia Street, entre la 18ème et la 19ème rue.

L’endroit étant parfois réservé pour des événements privés, je passe un coup de téléphone pour vérifier le programme de la soirée.

• Bonsoir. J’aimerais savoir si La Chapelle est ouverte au public ce soir.

• Bonsoir. Qui êtes-vous ?

• Franck Schneider.

• Le musicien ?

• Oui.

• Vous pouvez venir. Nous vous attendons.

Je convoque le roadster devant la porte principale, ce qui a pour effet de rameuter les trois agents de sécurité qui s’étaient retirés chacun à un poste d’observation.

• Je sors. Pouvez-vous prendre le volant ? Je m’installe sur le siège passager. Nous allons à La Chapelle dans Mission district en mode pilotage automatique.

• Bien Monsieur.

Les deux autres agents arrivent dans le véhicule d’escorte, un gros SUV Mercedes de couleur noire, prêts à nous suivre. Quelle efficacité ! Deux autres agents de sécurité restent à demeure en permanence même lorsque je suis à l’extérieur. Cela me paraît excessif mais Tony y tient.

Le trajet d’à peine plus de 9 kilomètres dure 35 minutes en silence, le roadster Tesla fonctionnant en totale autonomie. L’agent de sécurité ne touche à rien et se contente d’observer, près à sortir son arme de gros calibre au moindre incident. Je suis plongé dans mes pensées. De temps à autre je jette un coup d’œil à l’écran de la caméra arrière qui me montre le SUV noir qui nous suit. Cette impression d’être encadré et sous étroite surveillance est vraiment bizarre, un peu angoissante. C’est la première fois que je vis une telle expérience.

À l’arrivée devant La Chapelle, deux places de stationnement ont été libérées pour nous, juste en face de l’entrée. Je me demande comment cela a été possible. Mon agent personnel me demande d’attendre à l’intérieur du véhicule ; il contourne le véhicule arme au poing, attend qu’un deuxième agent se poste en couverture et m’ouvre la portière pour que je sorte. Le troisième est resté au volant du SUV. Mon garde du corps m’accompagne jusqu’à l’intérieur de la boîte en me recouvrant d’un paravent blindé qu’il a déployé, une sorte de valise dépliable. Je trouve qu’il en fait vraiment trop !

Mon entrée est remarquée, c’est le moins que l’on puisse dire !

• Bonjour Monsieur Schneider. Bienvenue à La Chapelle. Nous vous avons réservé un carré VIP pour que vous soyez tranquille.

Je réponds machinalement :

• Merci, c’est gentil !

Et puis je me dis : « Je vais passer une soirée de merde, seul avec mon garde du corps dans un carré VIP ». Je suis de plus en plus déprimé.