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Roman feuilleton
Épisode 15

San Francisco Art Institute

Nous sommes le mardi 23 juin 2020. Il est 13 heures 30. En route vers Russian Hill pour rejoindre notre studio de création et d’enregistrement, j’ai l’impression que mon job est loin d’être terminé, je parle du job que m’a confié Harry Godson, bien sûr.

Notre studio de création est situé au sein du célèbre San Francisco Art Institute, au 800 Chestnut Street. Afin de bénéficier de l’ambiance créative de la plus ancienne école supérieure d’art contemporain des États-Unis, fondée en 1871, j’ai réussi à louer à l’année un espace que j’ai fait équiper et isoler phoniquement. Entre deux séances de création, j’adore déambuler dans l’école, jeter un œil sur les expositions, discuter avec d’autres artistes d’autres disciplines, ou simplement m’installer au café du campus pour profiter de la vue exceptionnelle sur la ville et la baie de San Francisco. Nous sommes les seuls musiciens hébergés par l’Institut, les seuls artistes permanents aussi ! Parfois, c’est nous qui sommes l’objet de la curiosité de visiteurs ou d’autres artistes. Tout est en accès libre. La création se fait de façon ouverte. C’est terriblement stimulant.

L’architecture est une fusion entre un style classique du sud de la France, avec ses tuiles en terre cuite rouge, et quelques constructions en béton dans le style de Le Corbusier. Lorsqu’on aperçoit l’Institut depuis le carrefour entre Chestnut et Leavenworth Street qui le surplombe, l’impression d’être en Provence est saisissante. Nous sommes à deux pas de la célèbre descente en tournants de Lombard Street.

Heureux de retrouver mes musiciens, comme presque tous les mardis après-midi, je reste soucieux après la consultation médicale chez Catherine Collins. Le médecin a détecté une grosseur suspecte au sein droit et de nombreux ganglions gonflés. Elle a trouvé Christina un peu pâle et asthénique. Grâce à ses relations au sein du California Pacific Medical Center, où elle a exercé en tant qu’interne puis chef de clinique en médecine interne, elle a obtenu un rendez-vous en urgence pour une mammographie au Centre de santé mammaire, le vendredi 26 juin à 10 heures. Je suis soulagé de la rapidité de ces explorations mais terriblement inquiet de la suite, probablement beaucoup plus que Christina, qui ne réalise pas encore la gravité de la situation. Pour la première fois de ma vie, j’ai peur de l’avenir. Je suis d’un naturel optimiste mais je déteste voir les autres souffrir. J’ai une boule au ventre.

Je retrouve mon fidèle Adrien, le bassiste et principal co-auteur de nos créations musicales, George le guitariste solo (lead guitar), Phil le batteur. John à la guitare rythmique et au chant n’est pas encore arrivé, comme à son habitude. Après avoir salué mes coéquipiers, je m’installe aux claviers. En attendant John, je leur parle de mes soucis avec Christina. Ils ont l’air consternés. Est-ce pour moi, à cause de mes soucis ? Est-ce pour Christina qu’ils ne connaissent pas ? Ou les deux ? Peu importe. Je commence à jouer Live and Let die de Paul McCartney. John fait alors son entrée et nous rejoint. Nous jouons mollement. J’essaye d’y mettre un peu d’énergie puis j’arrête. Cela m’ennuie. Il faut trouver autre chose pour nous dynamiser.

Je ne veux pas jouer Let it die, trop sinistre ! On le connaît trop, on l’a tellement rabâché !

Et puis, je me rappelle de ce que j’ai fait samedi au dîner de Linda. La mélodie, un peu étrange, que j’ai interprétée comme un fou furieux, me revient mais beaucoup plus calme, sereine, un peu mystérieuse. Comment c’était déjà ? En la majeur ! Je commence au piano, en jouant piano. Les notes puis les accords, très simples, se placent facilement les uns derrière les autres, la construction se fait, s’enchaîne naturellement. Mes musiciens écoutent mais ne m’accompagnent pas. Je pense à Mozart. Ce n’est pas un plagia mais cela pourrait évoquer le concerto numéro 23 pour piano et orchestre, en plus étrange, quelque chose qui vient de très loin… pas tout à fait de moi. Il y a un peu de Rachmaninov aussi, un peu inquiétant, L’Île des morts et son atmosphère lugubre. C’est beau et triste à la fois.

J’entends la basse qui se joint à moi. Adrien a saisi l’essence de ce morceau en cours de création, qui nous vient de je ne sais où. Ayant compris qu’il se passe quelque chose, John a mis en route l’enregistrement.

Phil s’essaye à quelques touches délicates de percussion. John cherche dans son fatras, je me demande ce qu’il fait. Il en sort une flûte et entame une mélodie de son invention qui complète le tableau avec justesse. J’en suis agréablement surpris.

Seul George reste à l’écart. Il finit par sortir son violon et se lance dans notre aventure.

Le résultat est étonnant. Du jamais vu, jamais entendu ! Nous ondulons ensemble, une sorte de jazz mais en version musique du futur. Nous montons très progressivement jusqu’à un crescendo fortissimo quasi symphonique. Il faudrait un orchestre à cordes. Non ! La puissance des synthétiseurs vient à notre secours. Je joue sur plusieurs claviers à la fois et utilise toutes les possibilités de l’électronique.

J’ai senti la porte du studio s’ouvrir en grand à plusieurs reprises. Tournant la tête vers l’entrée, je note la présence d’une dizaine de spectateurs qui écoutent, visiblement intrigués et même subjugués.

Après dix minutes d’improvisation dans une harmonie aux rythmes et aux dissonances inhabituelles mais que je juge parfaite, nous redescendons par petites touches, avec quelques retours, quelques échos, quelques regrets et atterrissons en douceur, ensemble, et finissons sur un accord à la dissonance tellement agréable. La dernière vibration laisse un frisson se propager dans le dos.

John arrête l’enregistrement tandis que des applaudissements retentissent dans notre petit studio. Je compte une bonne quinzaine de spectateurs enthousiastes. Adrien me regarde admiratif. Je ressens la bizarre impression qu’il est amoureux de moi ! Ne souhaitant pas entretenir un espoir impossible, je l’ignore et fort heureusement, je dois répondre aux nombreuses sollicitations de nos fans. « C’est de qui ce morceau ? » « Cela fait combien de temps que vous le jouez ? » « On ne l’a jamais entendu auparavant ! » Les réponses que je donne sont très simples :

  • Ce morceau est de nous ; cela fait un quart d’heure que nous le jouons ; c’est normal que vous ne l’ayez jamais entendu car c’est la première fois que nous le jouons. Voilà !

Adrien intervient :

  • Ce morceau a été composé par Franck Schneider, que voici !

Je conteste cette affirmation :

  • Pas du tout. Nous l’avons composé à l’instant, tous les cinq.

J’ai envie de faire une pause pour digérer ce poème symphonique dont je me souviens qu’il s’appelle « Coming back home ».

  • Je vous invite tous à prendre un verre au café du campus.

Quelques minutes plus tard, je suis à la tête d’une joyeuse troupe de vingt personnes bruyantes qui s’installent sur les tables en terrasse. J’ai apporté avec moi trois bouteilles de champagne Benoit Marguet que je conserve au studio pour les grandes occasions, dans une cave à vins réglée à 10 degrés Celsius, température idéale pour un cru exceptionnel. Les autres membres de l’orchestre portent les verres. Je demande que l’on nous apporte quelques amuse-gueules, histoire de justifier l’espace occupé et je laisse un billet de 100 dollars pour compenser, plus que largement, les boissons que nous ne commanderons pas : au choix « french roasted  coffee », un jus de chaussette très clair, réputé torréfié à la française, à l’arôme de cendrier froid et au goût prononcé de pneu brûlé, servi dans un grand gobelet en polystyrène ou pire, un soda bien chimique au goût très sucré, avec ou sans édulcorant, deux horreurs que je fuis comme la peste. Je ne veux pas mourir dans d’atroces souffrances !

Je remplis au tiers chacun des verres à champagne avec le précieux breuvage, dont la température a dû prendre un demi-degré. C’est parfait. Même sur des tables de pique-nique, il faut respecter un certain protocole !

Mes invités ont l’air ravi. Ce n’est pas tous les jours que l’on consomme un grand cru de champagne, servi à la bonne température dans un verre en cristal, sous le soleil de Californie, avec cette vue exceptionnelle dont on ne se lasse pas. Je ne suis pas du tout blasé et j’apprécie aussi. Je fais la synthèse entre le meilleur des deux mondes.

Je suis vidé de mon énergie et me contente de déguster lentement en regardant au loin vers la baie, de sentir la douceur de l’air sans dire un mot. Le joyeux brouhaha de mes invités me berce doucement. Il est 17 heures quand tout bascule.

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