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Roman feuilleton
Épisode 4

Waterbar - 399 The Embarcadero, San Francisco, CA 94105

Après quelques instants, je me décide à repartir. L’odeur du cuir neuf des sièges me rassure. J’avais un peu oublié où j’étais. Je lance le pilotage autonome et décide d’ouvrir le toit du roadster afin de m’imprégner de la délicate odeur de miel des céanothes blancs plantés sur la bande centrale. Le céanothe, plus communément appelé lilas de Californie, est en pleine floraison en ce milieu du mois de juin. J’ai besoin de humer l’air pour mon retour sur Terre. Je lève les mains et les passe dehors par le toit ouvrant pour sentir le souffle tiède du vent créé par le déplacement du roadster. Je suis encore secoué par ce qu’il m’est arrivé.

Je somnole à nouveau lorsque le téléphone me fait sursauter. Je referme le toit et j’accepte la communication par la commande vocale de l’ordinateur de bord.

  • Allo ! Ici Elon Musk. Vous êtes bien Franck Schneider ?

Je vérifie que le nom qui s’affiche sur l’écran est bien celui du PDG de Tesla Motors et réponds avec un temps de retard :

  • Euh, oui ! Bonjour Elon…

Je suis surpris par ma propre familiarité mais cela m’est venu spontanément. En France, je n’aurais pas osé mais ici, en Californie, c’est permis. Et d’ailleurs, il me répond :

  • Salut Franck ! Je ne vous dérange pas ?

  • Pas le moins du monde. Que puis-je pour vous ?

  • J’aimerais que nous parlions de ce qu’il vous est arrivé cet après-midi. Êtes-vous d’accord pour que nous abordions le sujet au cours d’un déjeuner informel ; je vous invite.

Tu parles que je suis d’accord ! Je n’aurais jamais espéré obtenir un rendez-vous avec le dieu vivant de la Silicon Valley. Bon d’accord, j’ai failli rencontrer Dieu le Père il y a dix minutes mais se faire inviter à déjeuner par Elon Musk, ce n’est pas rien ! Je m’empresse donc d’accepter l’invitation.

  • Je vous propose demain, dimanche, vers 12 heures 30 au Fish Market de Palo Alto, c’est sur El Camino Real, pratiquement au niveau de Page Mill Road, pas très loin du siège de Tesla. C’est pratique pour moi et j’aime cet endroit.

Méfiant, je lui réponds :

  • Je connais de vue, mais, qu’est-ce qu’on…

  • Ne vous inquiétez pas ! Ils servent des produits frais de la mer et j’aurai fait préparer des accompagnements bio, cuisinés à part et le vin sera bio aussi. Je connais vos goûts.

  • Ah bon ? Mais le vin sera de chez Benziger ?

  • Oui ! Je l’apporterai moi-même. J’en ai plusieurs centaines de bouteilles dans ma cave. Je crois que mes goûts ne sont pas très éloignés des vôtres. Et l’eau minérale sera de la Wattwiller en bouteille de verre importée de France. J’en ai également une bonne réserve dans ma cave. Bon, c’est d’accord ? À demain 12H30 au Fish Market de Palo Alto ?

  • D’accord. À demain !

Là, je suis complètement sidéré. En moins d’une demi-heure, j’ai failli voir Dieu le Père et j’ai obtenu un rendez-vous demain avec son fils ou son petit-fils, allez savoir ! Et tout cela sans l’avoir sollicité, sans aucun effort de ma part !

Je suis de plus en plus secoué. Mon cœur bat la chamade. C’est trop pour un seul homme ! Il faut que j’appelle ma femme pour lui annoncer toutes ces nouvelles ; je ne peux pas attendre !

Au moment où je m’apprête à l’appeler, le téléphone sonne à nouveau ; c’est mon bassiste Adrien ! J’accepte la communication.

  • Allo ! C’est Adrien.

  • Je sais. Que veux-tu ?

  • Rien de spécial. Je voulais simplement prendre de tes nouvelles. La discussion avec Tony s’est bien passée ?

  • Oui, parfaitement ! Le contrat est signé. Je te donnerai tous les détails la semaine prochaine, mais c’est plutôt pas mal pour nous tous.

J’hésite un peu. Adrien est très sensible, il s’inquiète toujours à mon sujet comme s’il était ma mère. C’est son côté maternel sans doute (je souris intérieurement). Finalement je décide de lui dire le minimum :

  • Ah autre chose ! J’ai fait une expérience un peu bizarre cet après-midi. Je suis sorti de mon corps puis je me suis promené dans l’au-delà, mais sois rassuré je n’ai pas vu Dieu. Ensuite, Elon Musk m’a appelé pour m’inviter à déjeuner demain midi. Voilà.

  • Tu es bourré ou stone ?

  • Non non, toujours aussi sobre. C’est la stricte vérité.

  • Tu m’inquiètes sérieusement ! Arrête de déconner !

Je me mets à rigoler de ma propre bêtise et plus Adrien s’offusque, plus je ris, jusqu’à l’explosion incontrôlable. Je n’arrive pas à m’arrêter. Adrien ne m’a jamais vu dans cet état. Je suis obligé de raccrocher.

Après m’être calmé, au bout de quelques minutes, je le rappelle pour m’excuser. Il paraît surpris, ce n’est pas dans mes habitudes de le ménager de la sorte. Je lui propose alors de parler de mes nouvelles idées en matière de composition. J’ai vu et entendu des choses tellement extraordinaires aujourd’hui que cela devrait influencer durablement notre musique. Il a l’air intéressé mais sans plus. Je raccroche une nouvelle fois après lui avoir fait un bisou sonore. Je sais que cela l’énerve que l’on se moque de ses tendances mais j’adore déconner avec mon équipe. Je me demande quand même s’il n’en pince pas un peu pour moi. Et voilà que je me mets à fredonner Ziggy, il s’appelle Ziggy… Mais non, cela ne marche pas dans ce sens, ce serait plutôt la chanson d’Aznavour, Je suis un homme Oh comme ils disent. Et le fou-rire me reprend !

Bon, il faut que j’appelle Linda maintenant ! Il est déjà 18 heures. Pas la peine ! Je suis au niveau d’Albany ou de Berkeley, je ne sais jamais, pas très loin du champ de course Golden Gate Fields, coincé entre la baie de San Francisco et l’autoroute I80. Je lui parlerai de tout cela à la maison.

L’infrastructure autoroutière a une telle emprise à cet endroit, qu’on ne voit pas grand-chose d’autres que les piles de pont, les lampadaires, le macadam des deux fois six voies de l’autoroute et au loin sur la droite, la mer un peu noyée dans la brume.

De l’autre côté de la baie j’aperçois, au-dessus de la brume, les collines verdoyantes et ensoleillées de Sausalito, dans le comté de Marin. C’est un endroit que j’apprécie beaucoup. Situé au nord de San Francisco de l’autre côté du Golden Gate Bridge, l’ambiance y est encore plus décontractée, plus fraîche aussi. Lorsque le brouillard descend des collines, la température peut baisser, au niveau de la baie, jusqu’à 9 degrés Celsius en plein été. Repaire d’anciens hippies, de babas cool et d’artistes en tout genre, je m’y sens bien. L’ambiance, moins guindée que celle de notre quartier du Golden Gate National Recreation Area, me rassure. Janis Joplin y a vécu ses meilleures années avec son premier groupe avant de sombrer dans la drogue et l’alcool. J’aime l’ambiance des houseboats, maisons flottantes colorées où cohabitent des retraités barbus à l’allure de traîne-savates mais au compte en banque bien garni, des artistes plus ou moins autoproclamés, des excentriques en tout genre. Cheveux longs, barbe de 3 ou 4 jours, jean troué et T-shirt informe conviennent à merveille pour aborder ses habitants pas farouches du tout. Le California casual, c’est ça ! Tu t’habilles n’importe comment, tu abordes n’importe qui, tu parles avec lui pendant trois heures de la pluie et du beau temps, il t’invite à boire un jus de carottes bio sur sa maison flottante, il te joue de la musique ou te montre ses œuvres, tu lui parles de ta vie et puis tu t’en vas… dans ta Prius ou dans ta Tesla. Et lui retourne dans sa maison rouillée, faite de bric et de broc, à 800 000 dollars.

J’arrive au niveau des tribunes du champ de course entourées de quelques palmiers un peu déplumés. La sortie Université de Berkley n’est plus qu’à 1 mile. Je ne suis plus très loin du Bay Bridge qui traverse la baie entre Oakland et le quartier financier de San Francisco. La circulation est beaucoup plus dense maintenant.

Je traverse cependant le Bay Bridge sans problème. La brume se lève et découvre San Francisco en commençant par le quartier financier sous le soleil. Pour moi, c’est toujours le même émerveillement. Bien que vivant dans cette ville depuis maintenant plus de dix années, j’adore y revenir. Je suis de retour chez moi ! Alors que je n’ai quitté la ville que depuis 11 heures du matin, l’impression rassurante de revenir à la maison est toujours la même, intense, émouvante, indispensable. Je ne pourrais pas vivre ailleurs. J’en suis sûr. J’aime New-York, Chicago, La Nouvelle Orleans, Paris, Venise, Rome, Londres, Stockholm, mais San Francisco, c’est chez moi !

Je désactive le pilote automatique et reprends les commandes de mon roadster. À l’arrivée sur la ville, le pont passe presque au-dessus du Waterbar sur The Embarcadero, où l’on mange des produits frais de la mer dans une superbe salle donnant sur la baie avec vue sur le pont ; les huîtres y sont excellentes. J'emprunte la première sortie sur Harrison Street.

Je décide de ne pas suivre le GPS. Je remonte vers California Street en passant par la 9ème rue puis par Larkin Street au milieu des buildings du quartier financier. Les rues sont presque toutes droites mais elles montent et descendent au gré des fameuses collines de San Francisco. Un cable car m’accompagne au milieu de California Street. Les touristes accrochés au tramway tracté par un câble en mouvement sous la chaussée regardent ma voiture, admiratifs. Je passe le terminus de la ligne au niveau de Van Ness Avenue. Sept ou huit blocs plus loin, je décide de faire un détour par Steiner à gauche, me souvenant que cette rue longe Alamo Square, où se dressent fièrement les painted ladies. J’aurais tant aimé vivre là mais aucune de ces 7 merveilles n’est à vendre ! Après avoir fait le tour du square je prends conscience que je suis presque en retard. Il est 18 heures 25 et le GPS m’annonce un temps de parcours de 25 minutes pour les 6,5 kilomètres restant. Je fonce pour rejoindre California, roule ensuite jusqu’à la 26ème avenue qui m’amène sans encombre sur Sea Cliff Avenue. Ouf ! Il est 18 heures 49 et je suis arrivé chez moi au dessus de China Beach.

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