
Roman feuilleton
Saison 2 - Épisode 10


Filbert Steps
San Francisco
Samedi 17 octobre 2020, 8 heures. Mon corps dort profondément tandis que Christina est assise dans le fauteuil face au lit. Elle m’observe avec attention.
Presque collé au plafond, pas très loin de la porte fenêtre et du jacuzzi, j’observe la scène, mon corps immobile et Christina, figée en pleine expectative.
Je suis un peu groggy. Est-ce dû à l’excès d’alcool ou aux événements récents ? Probablement un peu des deux. La trame mauve est bien présente. J’entrevois l’infinité des possibilités qui s’offrent à moi. La densité des chemins parallèles avec leurs ornières, leurs points de convergence ou la légèreté de certains tracés donnent le tournis. Je me sens un peu coincé ici. Aucune solution ne m’apparaît comme évidente. Je dois choisir pour continuer à avancer dans l’instance où je suis.
Est-ce que quelque chose va se produire sans que j’aie à décider ? Et si c’est le cas, est-ce souhaitable ?
En fait, rien ne va se produire tant que je ne décide rien en demeurant immobile dans le tenseur. Le temps est suspendu. C’est le néant. Ce week-end s’éternise !
J’aime deux femmes et je ne veux pas choisir. C’est une situation de dilemme.
Harry Godson intervient :
-
Ce n’est pas un dilemme si cela se produit dans deux instances différentes. And you’ll get the best of both worlds !
-
C’est possible ?
-
Je te l’ai déjà expliqué. La maîtrise des instances fait partie des compétences à acquérir par les initiés.
-
La séparation se fait comment ?
-
Comme ça !
Il abat son bras sur mon corps céleste. Un morceau de moi-même rejoint mon corps physique endormi sur le lit, tandis que l’autre reste en suspens.
J’observe mon autre moi-même s’éveillant auprès de Christina avec un large sourire. Elle me rejoint et nous nous embrassons heureux de nous éveiller pour la première fois ensemble. La vie à deux commence sans le moindre nuage.
Ému par ce spectacle attendrissant, je tarde à rejoindre Linda dans mon autre vie à San Francisco. Nous sommes le vendredi 16 octobre 2020 ; il est 8 heures. Il fait très beau. Je suis seul dans mon lit. Un sentiment de déjà-vu m’étreint. Tout est trop beau, trop calme, trop parfait. Le souvenir de la nuit est confus. Linda et moi avons fait l’amour. C’était intense.
Après un expresso vite bu, seul face à l’océan, je rejoins Adrian et Alex à la cuisine où nous décidons ensemble de créer le Vagabonds Organic Club - V.O.C – Voice of Customer, un concept qui nous est apparu comme une évidence, un restaurant, bar, salon de thé, boulangerie, pâtisserie bio haut de gamme, ouvert à tous, y compris les SDF et les clochards pour qui cela sera gratuit. Nous sommes tous excités par ce projet.
Instance 1
J’appelle Linda pour savoir ce qu’elle fait en ce beau week-end ensoleillé. Comme souvent, le samedi matin, elle est à son bureau. Je lui propose de la rejoindre pour faire une promenade en ville dès qu’elle en aura fini avec son travail. Elle me répond en riant :
-
Je te manque déjà !
-
Heu… oui, tu me manques déjà.
-
D’accord. Retrouvons-nous à midi. Je devrais avoir traité l’urgent.
-
Bisous. À tout à l’heure.
Ses bureaux sont situés au dernier étage d’un bel immeuble en briques rouges rue Sansome, pas très loin de Coit Tower et du front de mer, à une dizaine de kilomètres de notre maison de Sea Cliff Avenue, à mi-chemin entre Fisherman’s Wharf et le Bay Bridge.
Après avoir pris une douche et m’être rasé de près, il me reste encore du temps avant mon rendez-vous avec Linda. Je descends sur Chinese Beach, au pied de notre villa. L’océan est peu agité. Les mouettes poussent des cris désespérés et une légère brise agite les arbustes sur la falaise. Il est 10 heures 40. Je pense à la plage de Shelter Cove sur laquelle je ne suis pas allé depuis des années. Beaucoup plus sauvage que Chinese Beach, car pratiquement vide de constructions, elle m’a laissé un souvenir de désolation superbe. Des gravillons noirs recouvrent sa surface et dissuadent les moins sportifs de s’y aventurer car la progression est difficile sur ce sol mouvant.
Je m’assieds et fais le vide dans mon cerveau. Même lorsque je suis fermement installé dans l’instance que j’ai la sensation de vivre, je ressens le côté artificiel de ce monde. Tout n’est qu’illusion ; un voile recouvre la réalité. Le tenseur d’univers constitue la structure fondamentale, mais en quoi consiste exactement ce voile ? Est-il possible de l’entrouvrir ou même de le déchirer ? Ce qu’il y a derrière est-il si effrayant qu’on nous le cache ? La vraie nature des choses est-elle angoissante ?
L’endroit où j’ai la chance de me trouver est apaisant, mais il existe d’autres endroits qui sont de véritables enfers. Comment expliquer ces différences ? Sommes-nous réellement maîtres de notre destinée ?
Je ne sais pas. Initié peut-être, mais je ne sais pas grand-chose.
Il est 11 heures 15. Je convoque mon roadster tout en remontant vers Sea Cliff Avenue. Lorsque j’arrive devant la villa, le roadster rouge m’attend sagement. Les agents de sécurité sont en congé. Il n’est pas nécessaire de faire le buzz tous les jours. Je me retrouve seul au volant de ma super voiture. J’arrive devant l’immeuble de bureaux de Dyer Consulting & Associates. Je ne stationne que le temps de sortir et je renvoie le roadster à la maison. J’aime être à pied dans San Francisco. Nous pourrons monter par les escaliers jusqu’à la Coit Tower puis nous irons déjeuner à Fisherman’s Wharf ou au Water Bar sous le Bay Bridge.
Linda sort de l’immeuble à midi pile. Comme toujours, elle est superbe. Mais sous ce magnifique voile, comment est-elle vraiment ? Un horrible reptile grimaçant près à me dévorer ? Je frissonne.
-
On dirait que tu as vu un monstre !
-
Oui ! L’horrible reptile de la tentation.
-
Tsssssssssssss
fait-elle, en sortant sa langue fourchue, que je m’empresse de lui saisir avec mes lèvres et d’aspirer. Je me sens mieux en prédateur qu’en proie, quoi que… Des pensées lubriques m’assaillent, mais il est difficile d’y apporter une suite convenable sur ce trottoir.
Nous décidons, comme je l’avais prévu, de monter par les escaliers jusqu’à la Coit Tower située en haut de Telegraph Hill, d’où nous aurons une vue magnifique sur la ville et sur la baie.
Les fameux Filbert Steps démarrent dans la rue Sansome, non loin des bureaux de Linda. Il s’agit d’escaliers en bois perdus au milieu d’une végétation quasi tropicale et de magnifiques maisons colorées, typiques de San Francisco. Certaines ne sont accessibles que par ces escaliers. Nous montons lentement au milieu des quelques touristes, nous arrêtant souvent pour reprendre notre souffle et admirer le paysage. Nous traversons de magnifiques jardins entretenus par les chanceux qui habitent ce petit paradis caché au milieu de la ville. Un chat qui paresse au soleil se laisse caresser par Linda. Plus loin deux perroquets sauvages prennent la pause devant une touriste japonaise qui les photographie en mitraillant. Les senteurs sont fortes et sauvages. Que l’air est pur, que l’automne est doux au milieu des rosiers, des citronniers et des jasmins. Malgré la fatigue, je suis sur un petit nuage. Linda ferme les yeux et inspire profondément cet air chargé de parfums suaves. En nous retournant, nous pouvons observer la baie et le Bay Bridge au travers de la végétation. La carte postale est vraiment idyllique !
Je ne pourrais me sentir mieux ailleurs que là où je suis à l’instant présent. Je saisis la main de Linda et la serre pour y déposer un baiser. Je ressens une légère sensation de faim, pas désagréable du tout.
Nous arrivons en haut de la colline. La vue est éblouissante, à peine gâchée par la file d’attente des voitures attendant patiemment qu’une place de parking se libère pour stationner quelques instants avant de repartir par l’unique rue qui serpente. Monter en voiture ne présente vraiment aucun intérêt sauf pour les culs-de-jatte.
J’ai faim. Je me sens horriblement faible, un début d’hypoglycémie probablement. Je fais un effort pour rester debout. Je me cramponne à la rambarde et puis tout bascule.


Coit Tower - Telegraph Hill (San Francisco)