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Roman feuilleton
Épisode 12

Harry Godson, je m’en souviens parfaitement. Comment allez-vous Harry ? Je passais dans le coin et j’ai eu envie de vous dire bonjour. Harry Godson est un vieillard sympathique, retraité depuis pas mal d’années. Il a décidé de se retirer à Sausalito sur une petite maison flottante plutôt joyeuse et pimpante. Il vit seul. Avec ses yeux bleus très clairs, sa chevelure et sa barbe d’un blanc éclatant, il inspire une totale confiance malgré son apparence de marginal, une sorte de hippie un peu illuminé. Il porte un jean bleu clair, usé jusqu’à la trame, troué par endroits et une chemise orange vif impeccablement repassée. Il est pieds nus. Ce genre de look est assez courant dans la région mais il émane de ce vieux Monsieur, quelque chose de plus, une jeunesse de tempérament alliée à une compréhension universelle. Quand il parle, on l’écoute sans l’interrompre. C’est un savant, au sens premier du terme, quelqu’un qui sait, qui a une expérience infinie. Il est rayonnant. Je ressens tout cela dans son regard et surtout une bonté, une empathie, un amour de la vie sans limites. Lorsque je l’ai rencontré il y a un peu moins d’un an, nous avions passé trois bonnes heures à discuter chez lui tout en buvant je ne sais quelle mixture de fruits et de légumes qu’il m’avait présentée comme étant bio et de sa propre composition. Confiant, j’en avais absorbé des litres tout en l’écoutant.

Le souvenir est là, bien présent. J’ai à nouveau envie de l’écouter. Tel un excellent professeur, son discours est passionnant, envoûtant même et me rend plus intelligent. J’ai tout mon temps pour lui.

Harry m’observe avec un petit sourire légèrement moqueur. Nous sommes installés dans son modeste salon. Modeste mais chaleureux, avec une vue éblouissante sur la baie. Il m’a laissé la meilleure place.

Je m’y sens bien, probablement mieux que dans notre luxueuse villa. Il faudra que j’en parle à Linda. Ce lieu est magique !

  • Alors comment s’est passée cette première leçon ?

Je sursaute. Il n’a pas parlé mais je l’ai entendu, dans ma tête. Il continue à m’observer avec ses yeux qui rient et son sourire un peu moqueur. Il a l’air de plus en plus jeune. Un peu taquin ?

  • Très bien, pensé-je.

  • C’est parfait ! Ton stage a bien commencé. Les premières étapes ont été franchies avec succès.

  • Mais qui êtes-vous ? dis-je à haute voix.

Il me répond également à haute voix :

  • Je suis le Grand Architecte, mais tu peux me tutoyer. Ici tout le monde se tutoie.

Complètement abasourdi, je réponds en balbutiant :

  • Le grand… my god !

Je me rends compte que la conversation était en français jusque-là, mais « my god » m’est venu spontanément. Il me répond toujours avec son air de se payer ma tête :

  • No, not my god ! My name is Godson, Harry Godson !

Malgré son humour, je poursuis en français :

  • Mais, vous êtes, en quelque sorte, le créateur ?

  • Pas en quelque sorte, c’est moi qui ai créé l’instance inférieure, j’en suis l’architecte en chef. Ce n’est pas une raison pour me vouvoyer. Ici tout le monde se tutoie. Cela simplifie nos rapports. La hiérarchie ne se situe pas à ce niveau.

  • Et le niveau supérieur ?

  • Je fais partie du comité de direction. Cela m’occupe beaucoup mais je dois aussi venir ici-bas. Cette maison flottante est l’endroit où j’aime me reposer. J’y accueille les novices, enfin les stagiaires comme toi et certains initiés qu’il faut encore coacher de façon rapprochée. Le simulateur est complexe, pas très facile à équilibrer. Nous avons essuyé quelques plâtres.

  • Nous sommes donc dans un simulateur ?

  • Évidemment ! Quelque fois, ça merde un peu. On a même eu à déplorer de véritables désastres.

  • La deuxième guerre mondiale ?

  • Oui ! Entre autres. Le problème est lié à certains acteurs qui ne jouent pas leur rôle. Ils attendent tout de je ne sais qui, au lieu de prendre leur destin en main et de jouer vraiment. Quand la partie se termine pour eux, il faut les recycler pour qu’il tente une nouvelle partie. Certains vivent des dizaines voire des centaines d’instances successives. C’est un peu incompréhensible ! D’autres jouent à fond et il nous arrive de les faire changer de niveau en cours de partie, comme toi depuis peu ou le jeune Elon, un vrai phénomène celui-là ! Vif, créatif, il s’investit à 100% et a vite compris les règles du jeu. Il affole tout le monde avec ses inventions. Il ira loin.

Je suis baba mais reste cool. L’humour est contagieux. Je suis en train de discuter avec… le fils de Dieu, enfin le Grand Architecte qui a créé le monde dans lequel je glandais tranquillement il y a encore deux jours. Mais qu’attend-il de moi ?

  • J’ai un premier job à te confier. Tu as dans l’équipe qui entretient ta maison, une jeune-femme qui a du mal à s’en sortir. Il faudrait lui donner un petit coup de main. Elle s’appelle Christina Shelton, vit seule avec son fils de trois ans et commence à développer un cancer du sein alors qu’elle n’a que 29 ans. Elle ne le sait pas encore mais elle commence à en ressentir les effets. Elle fatigue.

  • Euh,… que puis-je faire pour elle ? Je ne suis pas médecin !

  • Déjà, intéresse-toi à elle ! Parle-lui et tu trouveras la solution.

  • OK. Je vais m’en occuper.

Ma première qualité, c’est sans hésitation, l’empathie. Si je voyais un homme se noyer, je sauterais à l’eau sans hésiter pour le sauver. Harry Godson acquiesce en silence. C’est un bon job pour moi.

Nous trinquons avec la même mixture bio qui m’avait fait si grand bien lors de notre première rencontre et nous séparons.

Je retourne au roadster. Il est déjà 19 heures ! Je n’ai pas vu le temps passer. Il faut que je rentre à la maison. J’ai des milliers de questions restées sans réponse. J’espère revoir Harry Godson bientôt.

J’enclenche le pilote automatique avec la commande vocale et lui indique d’aller à la maison. Il me répond « OK, demande enregistrée. La distance à parcourir est de 10 kilomètres. Nous arriverons à 19 heures 25 au 308 Sea Cliff Avenue à San Francisco. Nous emprunterons le Golden Gate Bridge. Le temps est dégagé avec une légère brume sur la ville de San Francisco. La température extérieure est de 19,5 degrés Celsius. »

Quelle journée ! Je m’endors instantanément au volant de mon roadster. Après une courte sieste de 24 minutes, je me réveille dans le garage de notre villa. Je n’ai pas eu l’occasion de vérifier le comportement du pilote automatique en ville, mais visiblement tout s’est bien passé.

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