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Roman feuilleton
Épisode 14

Je lui tourne le dos et me plonge dans une observation détaillée de l’océan et des falaises par-delà la plage

Il est 8 heures. Le soleil brille comme tous les jours de ce mois de juin. Après quarante minutes de tapis de course, 20 minutes de vélo, un peu de rameur et de musculation, je décide de faire quelques longueurs à la piscine. Je me suis levé à 6 heures 30, en même temps que Linda qui elle, est probablement déjà à son bureau. J’ai demandé que l’on me prévienne dès que Christina serait arrivée. Elle ne devrait plus tarder. Effectivement, le commis de cuisine, Alex, apparaît guilleret :

  • Bonjour Franck ! Christina vient d’arriver. Elle se change. Je lui ai demandé de vous rejoindre dans la salle de sport.

  • Merci Alex ! Je l’attends. Bonne journée.

Je sors de la piscine, me sèche et revêts un peignoir de bain. Je prendrai ma douche plus tard. Je me sers le premier expresso de la journée. Notre ancienne machine à expresso, une DeLonghi, a été disposée ici, au cas où. C’est pratique, mais je préfère le robot Magimix à l’étage du dessus. Quant à la machine à expresso professionnelle de la cuisine, je la réserve aux professionnels.

Je suis debout devant le bow-window qui donne sur la plage lorsque je sens une présence dans la pièce. Je me retourne. Christina se tient sagement derrière moi sans rien dire. C’est vrai qu’elle est mignonne ! Dans sa blouse blanche impeccable, les cheveux blonds cendrés noués en queue de cheval, elle est craquante. Un peu rougissante, elle répète de sa petite voix « Bonjour Monsieur ! Vous ne m’avez pas entendu la première fois. » C’est vrai, absorbé dans mes pensées, je n’avais rien entendu.

  • Bonjour Christina ! Comment allez-vous ce matin ?

  • Bien.

  • Appelez-moi Franck, je préfère. Je n’ai pas encore été anobli par la Reine !

  • Oui Mons…, oui Franck.

  • Asseyez-vous. Je vous sers un expresso ? Je m’en suis déjà servi un.

Elle est un peu déstabilisée, fait mine de s’asseoir puis se relève :

  • Je ne sais pas me servir de cette machine.

  • Moi je sais m’en servir. C’est vrai qu’elle n’est pas très pratique. Asseyez-vous donc !

Je lui prépare un café serré et lui apporte. Sucre ?

  • Non merci Mons.. Franck !

  • Vous avez raison, le goût du café est préservé et le sucre, ce n’est pas bon pour la santé. Je n’en prends pas non plus.

Nous buvons lentement et nous observons l’un l’autre. Elle a l’air honnête, franche, timide mais un peu malheureuse. La vie pour elle doit être un fardeau. Par où commencer ? J’ai peur de la brusquer ou de la choquer. J’ai l’impression d’être un gros ours brun en face d’une petite libellule. Il faut que je me lance.

  • Christina, j’ai l’impression que c’est difficile pour vous. Où habitez-vous ?

  • Je loue un appartement à Fairfield entre Sacramento et San Francisco. C’est petit mais pas trop cher pour la région, 1200 dollars par mois…

  • Combien de temps mettez-vous pour arriver ici ?

  • Deux heures quarante-cinq en transports en commun ou une heure et demi en voiture.

  • Cela fait beaucoup ! Vous n’avez pas trouvé un travail plus près de chez vous ?

Elle me regarde avec un regard désespéré et me répond en sanglotant :

  • Non, pas aussi bien payé. Et j’aime travailler pour vous. Vous êtes si gentils.

Je m’étrangle un peu et me ressaisis :

  • Vous êtes payé combien ici ?

  • 3 600 dollars par mois et j’ai une assurance maladie pour mon fils et moi. Je suis nourrie et c’est tellement bon chez vous !

Bien sûr que c’est bon puisque les employés mangent la même chose que nous !

Je me rends compte que Linda paye dans le haut de la fourchette et j’en suis tout ému. Je la croyais dure et impitoyable avec ses salariés. En fait, elle est super sympa avec eux. Une sorte de Depardieu en jupon ! Un cœur tendre sous une armure. Un peu comme moi ! Quoi que pour moi, il n’y a même pas d’armure. Juste quelques grognements occasionnels et une voix un peu forte qui peut impressionner.

  • C’est vrai que le salaire me paraît correct. L’idéal serait de vous rapprocher de votre lieu de travail.

  • Je ne peux pas. Les loyers sont trop élevés dès que l’on s’approche de San Francisco.

  • Bon, j’ai une solution !

Elle me regarde vaguement inquiète mais ne dit rien.

  • Je vous propose, mais ce n’est en aucun cas une obligation, c’est vous qui déciderez, donc je vous propose d’habiter ici avec votre fils, dans l’appartement de l’aile sud. Il a une entrée indépendante, une salle à manger, une c…, suis-je bête ! Vous le connaissez parfaitement ! Enfin il me semble qu’il est assez sympa pour vous deux. Qu’en pensez-vous ?

Elle reste sans voix. Je reformule ma question :

  • Cela vous plairait-il d’habiter dans cet appartement avec votre fils ? Il y a deux chambres contiguës, une salle de bains avec douche et baignoire, toilettes séparées. C’est bien, non ?

Me rendant compte que je suis en train de lui faire l’article, tel l’agent commercial en immobilier de base, je me tais. Elle me regarde avec ses yeux clairs, ne croyant visiblement pas à mes promesses :

  • Combien ça coûte ?

Tiens, c’est vrai ! Je n’avais même pas pensé à parler des conditions. Je réponds :

  • Pour vous, rien. Vous serez logés gratuitement. Nous ferons un avenant au contrat de travail. Les autres conditions restent inchangées.

  • C’est vrai ? Ce n’est pas une plaisanterie ?

  • Non, je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux, dis-je avec un sourire.

Elle se lève pour me remercier, j’imagine, et fond en larmes. Dans un mouvement spontané, je la prends dans mes bras pour la consoler. Elle reste serrée contre moi. Je sens ses larmes couler dans mon cou et sur le haut de mes épaules. Elle pleure en silence. Je suis complètement remué. Si l’on continue comme ça, je vais me mettre à pleurer aussi. J’ai beaucoup de mal à contenir mon émotion. Heureusement que personne ne nous voit ! En plus, elle commence à me faire de l’effet cette « pauvre petite chose » toute chaude pelotonnée contre moi. Elle ne s’en rend pas compte, enfin je l’espère. Tout doucement je me sépare et la repose délicatement dans son fauteuil.

Je lui tourne le dos et me plonge dans une observation détaillée de l’océan et des falaises par-delà la plage, le temps de reprendre mes esprits. La suite est encore plus compliquée mais c’est mon job et je le ferai. Je suis déterminé. Je vais être direct, c’est plus simple.

  • Christina, il y a autre chose dont je voudrais vous parler.

Elle sèche ses larmes, me sourit timidement et écoute attentivement.

  • Comment vous sentez-vous au fond de vous-même ? Fatiguée, j’imagine avec de telles journées, mais ne ressentez-vous pas autre chose ? Quelque chose de plus profond…

Elle me regarde à nouveau inquiète et surprise, puis me répond sans détour :

  • Je suis toujours fatiguée, même les jours de repos et je ressens certains changements dans mon corps, des ganglions…

  • Ce n’est peut-être rien, mais je préfère que vous consultiez mon médecin. Je l’appelle immédiatement. Restez assise. Si vous voulez profiter de la salle, de la piscine, ne vous gênez pas. Vous voulez un autre expresso ? Un jus de fruit ?

  • Je veux bien un autre expresso.

Je lance l’expresso et compose le numéro de mon médecin, le docteur Catherine Collins, diplômée de l’université de Paris Sud et spécialisée en médecine interne. Je m’éloigne de Christina et demande un rendez-vous en urgence pour ma protégée. Catherine accepte de recevoir Christina aujourd’hui à 11 heures 30 entre deux rendez-vous. Son cabinet est au 3838 California Street à quinze minutes d’ici.

Il est 8 heures 45. Je suis un peu agité ; je ne sais pas quoi faire. Je fais les cent pas. Christina me regarde interrogative. Je lui demande :

  • Quel travail deviez-vous faire aujourd’hui ?

  • Votre chambre, votre salle de bains, les toilettes, le hall d’entrée, les escaliers, l’ascenseur, …

Je l’arrête. Dans un élan de générosité impulsif, tel que j’en suis capable quand l’émotion me submerge, je dépasse le strict cadre de ma mission :

  • Pas la peine ! Tout cela peut attendre. La chambre, je la ferai moi-même. Reposez-vous ici. Allez à la piscine. Si vous n’avez pas de maillot je vous prêterai un maillot de Linda. Je viendrai vous chercher à 11 heures pour vous emmener chez mon médecin. D’accord ?

  • Merci Franck ! me dit-elle d’une toute petite voix, comme soulagée que quelqu’un prenne le relai, décide à sa place.

Elle peut enfin se déconnecter de la partie, du moins pour un temps. Elle attendait depuis des mois qu’une main secourable lui soit tendue. Elle ne sait pas encore où cela la mènera, mais peu importe, l’espoir renaît.

  • Si vous voulez manger ou boire quelque chose, appelez Alex. Je vais le prévenir et je vous rapporte un maillot de bain. Vous savez où sont les serviettes de bain.

Toujours en peignoir, je remonte les escaliers en courant, passe par le dressing de Linda, prend le premier maillot de bain sur la pile puis me précipite dans la cuisine où je retrouve Julian et Alex en train d’astiquer les cuivres. Ils m’ont l’air bien sérieux ces deux-là ! Je me rends compte, dans mon insouciance, que des gens travaillent le plus consciencieusement du monde, pour mon bon plaisir et mon confort. J’ai envie de les remercier pour ce qu’ils font. Je ressens une immense reconnaissance pour tous ces gens que je regarde à peine habituellement. Ils sont magnifiques ! Je pense aussi à Linda sans qui tout cela n’existerait pas. Je l’aime profondément ! Je souris de l’expression qui m’est venue naturellement. Fin de la minute d’angélisme. Retour à la gaudriole. Non, je plaisante, je reste sérieux.

  • Bonjour Julian. Je ne vous dérange pas ? J’ai des choses importantes à vous dire.

Ils ont l’air surpris de me voir, un peu essoufflé, d’autant plus que j’ai un maillot de bain pour femme à la main, mais sans attendre, je poursuis :

  • Linda et moi avons constaté que Christina est épuisée par les longs trajets qu’elle doit effectuer chaque jour pour travailler ; elle a un jeune fils qu’elle assume seule. Nous avons décidé de les héberger ici. J’aimerais que vous lui apportiez votre support ; elle a besoin de se refaire une santé.

  • Nous connaissons ses problèmes, elle nous en a parlé. Ce que vous faites pour elle est admirable. Merci. Vous êtes des gens bien. J’apprécie de travailler pour vous.

Alex écoute ; il acquiesce de la tête.

  • Je lui ai donné congé aujourd’hui. Elle est à la piscine. Alex, peux-tu lui apporter ce maillot de bain ? Si elle veut manger ou boire quelque chose, occupe-toi d’elle. Elle a besoin de faire une pause. Je l’emmène chez mon médecin en fin de matinée. Je pense que nous serons de retour vers 13 heures. Laissez-la se reposer ensuite.

Julian se rapproche de moi ; il me serre la main puis m’étreint. C’est la première fois que j’ai un tel contact amical et silencieux avec lui. Les mots ne sont pas utiles.

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