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Roman feuilleton
Épisode 13

Je sors du roadster et le mets en charge. Délaissant l’ascenseur, je monte les marches quatre à quatre, comme à mon habitude.

Linda est installée seule au salon avec un verre de vin rouge. Je l’embrasse tendrement sur la bouche.

  • Tu arrives bien tard !

  • Oui, je traînais du côté de Sausalito avec un ami retraité qui vit dans une petite maison flottante.

Je n’ai pas envie de lui en dire plus. C’est trop compliqué. Elle semble préoccupée et change de sujet :

  • Nous avons un souci avec Christina…

Je prends mon air le plus innocent, la bouche en cœur, l’air de tomber des nues :

  • Christina ?

Je me demande si je n’ai pas un peu forcé le trait, un peu à la façon de Louis de Funès quand il prenait une petite voix doucereuse. Elle me regarde d’un air sombre :

  • Je sais que tu ne t’intéresses pas beaucoup au fonctionnement de la maison, mais Christina, c’est la jeune-femme qui s’occupe de l’entretien des chambres et des sanitaires, tu vois de qui je parle ?

Je toussote pour me donner une contenance, tout en me servant un verre de 12 centilitres de cabernet sauvignon chambré (il y a un repère sur le verre) :

  • Évidemment ! Christina Shelton, la petite blondinette plutôt mignonne, mais toujours un peu triste.

  • Oui ! Elle me pose un véritable problème.

Je crains le pire de la part de Linda. A-t-elle l’intention de la virer ? Je suis saisi par l’inquiétude tandis qu’elle poursuit, de plus en plus sombre, avec sa voix caverneuse des mauvais jours :

  • Elle habite très loin d’ici et ses temps de transport sont exténuants ; elle arrive fatiguée tous les matins et se traîne toute la journée !

Ce constat me glace. Mon job est de l’aider, pas de la mettre à la porte ! De mon ton le plus neutre, comme si je n’étais pas vraiment concerné, j’interviens :

  • Que comptes-tu faire ?

Elle répond de façon un peu vive, presque agressive :

  • Et toi qu’en penses-tu ? Je connais tes exigences vis-à-vis du petit personnel…

Sa phrase reste en suspens. Je suis estomaqué par sa dernière remarque sur mes exigences. Je n’en avais pas conscience. Et le « petit personnel » ne fait pas partie de mon vocabulaire, sauf quand je plaisante, ce qui arrive parfois, j’en conviens. Linda me dit souvent que je prends tout à la rigolade. Ce n’est pas faux, je prends la vie du bon côté ; j’adore rigoler et déconner. Peut-être attend-elle une suggestion de ma part. Je réponds avec force et conviction, en la regardant droit dans les yeux :

  • Il faut l’aider !

Linda a un grand sourire. À l’évidence, ma réponse lui plaît. Elle enchaîne d’une voix plus légère :

  • J’ai pensé que l’on pourrait adapter ses horaires ou trouver un système de navette ; certains employeurs le font à San Francisco pour faciliter la vie de leurs employés.

Toujours habité par la foi, un peu trop confiant et sûr de moi, je rétorque :

  • Je pense que l’on peut faire mieux. La villa est immense pour nous deux. Il y a suffisamment de place pour la loger, elle et son fils.

Linda, l’air ahuri, ouvre des yeux ronds :

  • Comment sais-tu qu’elle a un fils ? Nous n’en avons jamais parlé !

Là, je suis pris de court ! Que répondre ? J’opte finalement pour la vérité. Même si le vrai n’est pas toujours vraisemblable, cela reste le plus facile à défendre. Quand je dis vérité, il s’agit d’une vérité minimaliste. J’essaye de rester sérieux mais je sens que mes yeux rient, ceux de Linda, pas vraiment :

  • Mon ami retraité de Sausalito, celui avec qui j’ai passé l’après-midi, est un peu médium (c’est le moins que l’on puisse dire). Il m’a parlé des problèmes de Christina et de son fils de trois ans. Il m’a suggéré de lui donner un coup de main.

  • Tiens donc ! Tu as un copain médium maintenant ! Il faisait quoi avant d’être retraité, ce médium ?

  • Architecte.

  • Et qu’est-ce qu’il a construit cet architecte médium ?

Je blêmis. Elle commence à m’ennuyer avec ses questions ! Oh et puis zut :

  • Il a construit le monde.

  • Le World Trade Center ? Je crois savoir que l’architecte Minoru Yamasaki est mort depuis bien longtemps, en 1986 il me semble ! Et de toute façon, il aurait 107 ans aujourd’hui s’il était encore en vie. Donc ?

  • Quand je dis le monde, je ne parle pas du World Trade Center, mais du monde dans lequel nous vivons.

Linda a l’air furibonde.

  • Voilà que tes délires recommencent !

  • Je ne délire absolument pas. J’ai rencontré le Grand Architecte, celui qui a construit le simulateur dans lequel nous jouons notre partie, ou notre partition si tu préfères.

Résignée, elle avale une gorgée de vin et dit d’une voix morne :

  • OK ! Tu ne veux pas m’avouer pourquoi tu connais aussi bien la vie de Christina et je n’en saurai donc pas plus.

Elle poursuit, d’un air très suspicieux, les yeux légèrement plissés :

  • Tu n’aurais pas une aventure avec cette fille ? Elle est mignonne et très fatiguée. Comme je connais certains de tes talents, ceci pourrait expliquer cela !

Là, c’en est trop ! Je vais éclater… mais finalement j’éclate de rire. C’est une défense comme une autre. La main sur mes parties génitales, comme le regretté Michael Jackson, j’esquisse quelques pas de danse en chantant les premières mesures de Billie Jean, puis je m’interromps :

  • Tu me prends vraiment pour un surhomme ? Le matin avec toi et l’après-midi avec Christina !

Linda reste insensible à mes pitreries.

  • Et pourquoi pas ? Deux femmes, cela peut booster la libido d’un homme, non ? Et il y en a peut-être même une troisième, à Sausalito par exemple…

Je redeviens sérieux.

  • Vraiment, tu me surestimes. Je suis très flatté, mais non, c’est impossible. Je n’aime que toi depuis plus de dix ans. Si Christina est fatiguée, ce n’est pas uniquement à cause de ses temps de transport ou d’hypothétiques parties de jambe en l’air avec un surhomme gonflé à la testostérone. Elle a démarré un cancer du sein qu’il faut soigner au plus vite. Elle ne le sait pas, mais moi si !

Linda est complètement blasée maintenant, mais garde cependant un certain sens de l’humour :

  • Grâce à une palpation adéquate et des études de médecine que tu m’aurais cachées ?

  • Non. Grâce à mon copain médium.

  • La vie est vraiment compliquée avec toi ! Mais il faut reconnaître que l’on ne s’ennuie pas ! Bon qu’est-ce qu’on décide ?

  • Je te propose de m’entretenir avec Christina dès demain, en ta présence, si tu le souhaites. Je l’inviterai à s’installer ici avec son fils dans l’aile sud. Elle sera parfaitement indépendante. Ensuite, c’est un peu plus délicat, je lui proposerai une visite chez mon médecin ou chez le tien si tu préfères.

  • Son assurance santé ne remboursera pas ces prestations trop chères ; je le sais, c’est moi qui ai négocié le contrat employeur, avec des garanties un peu légères, j’en conviens, mais nos employés sont jeunes. Il faudra que je révise ça.

  • Peu importe, je payerai tous les frais.

Linda semble décider à en finir. Elle prend un ton quasi professionnel pour conclure :

  • OK. Pour moi c’est réglé. Et je te fais confiance. Tu gèreras la situation seul mais je veux que tu me tiennes au courant de tout. J’y tiens à cette petite. Je ne veux pas qu’il lui arrive malheur.

Ce que j’aime chez Linda, c’est sa capacité à traiter n’importe quel problème, à décider, à arrêter un plan d’actions et à clore un sujet rapidement. Elle gère sa vie comme son entreprise. Cela ne me dérange pas. C’est même rassurant. Le job que Harry m’a confié en sera facilité. Il aurait été très difficile d’agir à son insu ; j’en prends conscience maintenant. Finalement cette discussion était souhaitable et même indispensable. Je suis satisfait de la tournure que cela prend. Je vais réussir ce job.

Nous passons à table. Le menu préparé par Julian, notre cuisinier, est des plus simples, mais comme toujours, parfaitement exécuté avec des produits bio de première qualité : filets de rouget agrémentés d’un peu d’huile d’olive et de quelques gouttes de citron vert, pommes de terre rôties, haricots verts, navets et carottes cuits à la vapeur, suivis en dessert d’un yaourt à la vanille Bourbon de Madagascar, fait maison évidemment. Je n’ai pris qu’un verre de 12 centilitres de cabernet sauvignon Benziger en apéritif et je mange mon repas en buvant de l’eau minérale de Wattwiller. J’ai également mangé une tranche de pain fabriqué maison à partir d’un levain bio et d’un mélange de farines bio T80 et T110. Le levain est entretenu par Julian avec de l’eau minérale de Wattwiller et de la farine bio T80. La recette a été élaborée par Linda à partir des conseils donnés par sa mère. Notre pain ressemble au pain au levain fabriqué chaque jour en quantité industrielle par Boudin sur Fisherman’s Wharf (Boudin at the Wharf) à part qu’il est plus doux et bio, donc meilleur !

Nous allons nous coucher vers 22 heures 30. À propos de libido, voilà que cela me reprend ! Linda dormira mieux cette nuit (moi aussi) et sera peut-être un peu rassurée sur ma fidélité.

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