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Roman feuilleton
Épisode 2

Vignoble de la famille Benziger - 1883 London Ranch Rd, Glen Ellen, CA 95442

La grille très fine et très dense que je perçois dans le paysage depuis mon roadster sur l’autoroute Interstate 80 est une trame de couleur mauve très pâle, quasi transparente, presque imperceptible mais bien présente, avec quelques scintillements. Laissant le pilotage autonome faire son office, je regarde autour de moi, par les vitres latérales et au travers du toit panoramique. La trame est partout !

Il est 17 heures 10. Le soleil est encore haut dans le ciel. Nous sommes le samedi 13 juin 2020. Que m’arrive-t-il ?

Je vois tout nettement, je dirais même un peu plus nettement qu’auparavant mais avec une trame mauve clair qui transparaît dans le décor. Décor ? Pourquoi ce terme s’impose-t-il à mon esprit ? Suis-je sur scène, au milieu d’un décor ? Ai-je consommé une substance hallucinogène ? À mon insu ?

Non ! Il y a des années que je porte une attention particulière à tout ce que j’avale. Je n’ingère que des aliments bio, je ne bois que de l’eau faiblement minéralisée, contrôlée, sans nitrate et sans nitrite, parfois du vin bio en très faible quantité, exclusivement cultivé et élevé par Benziger, dans la vallée de Sonoma, le seul en qui j’ai confiance. Le domaine de la famille Benziger respecte les règles de la biodynamie. Il est contrôlé par l’organisme allemand Demeter. Je ne fume pas et ne consomme aucune drogue ou substance psychotrope. Notre cuisinier n’achète que des produits de base, non transformés, issus de l’agriculture biologique locale. Les ajouts de sel, de sucre et de matière grasse sont contrôlés au gramme près. Il s’est engagé sur ce point (parmi d’autres) par contrat.

Je n’ai rien consommé depuis le petit-déjeuner de ce matin, pas même ce bourbon réputé que m’a proposé Tony pour fêter le nouveau contrat. Rien !

Alors est-ce la faim qui me tenaille ? L’hypoglycémie ? Je l’ai contrôlée vers 16 heures, en sortant de chez Tony. Elle était tout à fait normale pour une personne à jeun depuis 9 heures du matin, 0,9 gramme par litre de sang. Avant de démarrer le roadster, j’ai également contrôlé ma tension artérielle qui s’élevait à 110 / 65, parfaite ! Une tension de jeune-fille… aurait dit mon médecin, toujours attentionné.

Ou est-ce un empoisonnement ? Mais qui pourrait m’en vouloir à ce point ? Mon cuisinier ? Impossible ! Le contrat qu’il a signé le priverait de tous les bonus et l’enverrait automatiquement purger une peine de prison de 10 années au minimum. Ma femme ? Je n’y crois pas ; elle m’aime. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous étions un peu dans la mouise, sans argent. Elle venait de se faire licencier par son employeur et j’essayais de me faire un nom dans la musique. Nos deux comptes en banque réunis n’atteignaient pas 50 000 dollars, ce qui est très peu à San Francisco. Mais l’amour était là, inconditionnel et plein d’espoir. Elle m’avait même dit qu’elle me suivrait sous les ponts si la situation le nécessitait. J’avoue que cela m’avait profondément touché et je m’en souviens encore. Nous sommes un couple fusionnel à qui il ne peut rien arriver. Alors quelqu’un d’autre ? Mais qui et comment ? Je ne vois pas.

Et puis, a-t-on déjà vu un poison provoquer ce genre d’hallucination ? Tu vois une jolie trame mauve pâle et puis tu meurs dans d’atroces souffrances ! Je me tords de rire intérieurement.

Mon regard se porte alors sur l’intérieur du roadster et sur mes mains, proches du volant. La trame est là aussi ! Elle recouvre tout, absolument tout ! Ou plutôt elle est derrière tout ! Je commence à paniquer.

Et soudain, je m’élève et je passe dans la trame, puis par un retournement difficile à appréhender, un peu comme une chaussette que l’on retourne mais pas vraiment, je passe de l’autre côté. La trame est devant, s’étendant à l’infini, et le décor derrière.  Je peux encore voir l’autoroute, les véhicules qui roulent, mon roadster rouge et le conducteur, c’est-à-dire moi ou quelqu’un qui me ressemble mais avec un commencement de tonsure sur la tête. Horreur ! C’est la première fois que je constate cette calvitie naissante. J’ai l’air d’un petit vieux rabougri au volant de sa voiture de vieux playboy cherchant à épater la galerie ou quelque étudiante en mal de financement de ses coûteuses études à Stanford. Mais je n’ai pas le temps de m’attarder ou de m’apitoyer sur moi-même. J’accélère et je laisse le roadster se débrouiller tout seul.

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