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Roman feuilleton
Épisode 8

Frost Amphitheater - 365 Lasuen St, Stanford, CA 94305

Nous sommes dimanche après-midi à Palo Alto ; il est 15 heures 30 ; Linda est à la place du passager ; je suis au volant du roadster magique. Nous remontons lentement El Camino Real vers le nord, dans la direction de San Francisco par le chemin des écoliers. Alors que je n’ai pas consommé grand-chose depuis ce matin, j’ai l’impression curieuse d’avoir fait un mauvais trip. Il fait très beau ; l’air est doux. J’ai ouvert le toit panoramique. Mais je me sens triste et je pense à la chanson des Beatles « Because the sky is blue, it makes me cry ». Curieux, la tristesse que l’on peut ressentir quand il fait trop beau. Cela arrive pourtant. John Lennon l’évoquait dans cette chanson.

Bon ! Au revoir tristesse. Je décide de prendre les choses en main ! Je me dirige vers Ash Street, pas très loin sur la droite de El Camino Real pour revoir l’hôtel où j’ai dormi lors de mon premier voyage en Californie pour le travail, il y a une vingtaine d’années. Que le temps passe vite ! Il me semble que c’était hier.

Un peu nostalgique, je me gare devant l’hôtel California, 2431 Ash Street. L’hôtel n’a pas changé, toujours aussi pimpant avec ses stores verts et sa façade crème. La première fois que je suis arrivé à l’hôtel California, très en retard à 2 heures en pleine nuit, car je m’étais perdu, une très grosse dame m’avait accueilli, fatiguée de m’attendre mais sympathique. La pancarte indiquant dans l’entrée de l’hôtel « Welcome to the hotel California » m’avait fait sourire. Une chambre minuscule, au tarif abordable pour la région, et le lendemain matin, un dimanche comme aujourd’hui, j’avais pris le petit-déjeuner dans une petite salle à manger avec la grosse dame et deux autres clients de l’hôtel, un jeune homme et une jeune femme qui n’était pas ensemble. J’étais resté en pyjama ce qui ne semblait surprendre personne. Rien ne surprend ici. La grosse dame m’avait expliqué comment occuper mon dimanche à San Francisco avec force détails et plans annotés. Au volant de la Buick Park Avenue rouge (!) louée à l’aéroport, j’avais arpenté la ville jusque tard dans la soirée, émerveillé.

Linda et moi sortons de la voiture. Cela fait du bien de sentir la douceur de l’air, ni trop chaud, ni trop froid. Nous marchons le long de la façade de l’hôtel puis tournons à droite à la fin de Ash Street sur California Avenue. Il n’y a rien de spécial à voir dans ce secteur, des boutiques, des bars, un pressing.

De retour à la voiture, nous reprenons la route à gauche sur California Avenue puis à droite sur El Camino Real. J’ai envie de faire un tour sur le campus de l’Université de Stanford à 3 kilomètres d’ici vers le nord. Arrivés sur place, nous nous dirigeons naturellement vers le Frost Amphitheater, un lieu de concert en plein air très agréable où visiblement il se passe quelque chose. Les places de parking sont nombreuses et adaptées à la taille des voitures américaines. La végétation est omniprésente sur l’immense campus privé de Stanford.

Nous marchons rapidement vers l’amphithéâtre où de la musique country rock soul se fait entendre. Je crois reconnaître le beau gosse Max Jury qui fait un tabac en ce moment ! J’avoue que j’admire son sens de la synthèse entre des genres musicaux très différents : Gospel et country rock ; le pianiste et chanteur définit lui-même son style comme une mixture à base de soul vintage, de rock‘n’roll et de pop. Si je n’étais pas moi-même chanteur et claviériste, j’aurais envie de former un groupe avec lui, quoi que je me pense plus éclectique, plus dynamique, voire un rien énervé par rapport à lui. Il est beaucoup plus jeune que moi, mais bien parti pour faire une carrière internationale de premier plan.

Nous arrivons sur l’amphithéâtre ; une foule tranquille est assise sur les gradins en partie herbeux. C’est bien Max Jury qui est sur scène avec ses musiciens. Je suis heureux d’être là ! Ma tristesse s’en est allée. L’énergie me gagne à nouveau. Je m’avance avec Linda vers les premiers rangs. Nous nous asseyons par terre.

J’admire la maîtrise de l’artiste et me laisse porter par son interprétation, si juste, si professionnelle tout en restant naturelle et décontractée. Il chante magnifiquement le titre « Love that grows old » puis fait une pause. Je ne sais pas pourquoi mais, quand j’arrive aux concerts à l’improviste, c’est toujours juste avant la pause.

La scène est vide maintenant. J’ai envie de m’installer au piano, cela me démange ! Je me lève ; Linda ayant compris, essaye de me retenir mais elle n’y parvient pas. Je monte sur scène. Le public me regarde, interrogatif, Linda aussi mais avec un regard plutôt inquiet.

Je décide de me lancer en rejouant « Love that grows old » à ma façon… N’ayant pas de batteur pour m’accompagner, je cogne un peu plus sur les basses et je chante, mais cela manque de réverb. Je continue en gueulant un peu, façon blues. Je force ma voix particulièrement dans les aigus. Quand j’entends que l’ingénieur du son est revenu précipitamment ; il a mis le bon niveau de réverbération et déclenché une batterie électronique ; drôle d’idée ! Mais pourquoi pas ! Puis la vraie batterie prend le relais, le bassiste est là aussi. Cela prend tournure, mais je continue à ma façon très blues, très rugueuse. Je me prends pour un chanteur noir ! Et puis je me déchaîne comme hier soir. Cela fonctionne mieux car j’ai un guide, la partition écrite par Max Jury. J’ai l’impression de lui donner de la couleur, un relief qu’il n’avait pas tout à l’heure. Un synthétiseur m’accompagne aussi ; je comprends que Max s’est mis aux claviers et fait les chœurs. C’est grandiose. Le morceau ne dure que trois minutes mais j’ai envie de le développer. Je me lance dans mes arabesques. Étonnamment, les musiciens me suivent parfaitement. Alors je continue et me mets à délirer un peu plus. Nous sommes maintenant en pleine improvisation, au bord du précipice mais sans jamais y tomber. Je jette un œil sur le public. Tout le monde est debout, saute en l’air et tape dans les mains. Il n’y a qu’aux États-Unis que l’on peut susciter un tel enthousiasme aussi rapidement. Je plane et tout l’orchestre avec moi. Après dix minutes de délire, nous finissons par atterrir tous ensemble dans un déluge de feu qui n’a plus grand-chose à voir avec le morceau d’origine. Je suis content de moi. Je me lève et vais chercher Max pour le remercier et le faire applaudir par la foule maintenant compacte. Beau joueur, il n’a pas l’air de m’en vouloir d’avoir torturé son morceau à ce point et jouer la vedette à sa place. C’était mon quart d’heure de gloire…

Je m’apprête à m’éclipser discrètement, laissant la place aux titulaires, mais sur un signe de Max, un assistant me confie une superbe guitare électro-folk Takamine pro. Je suis plus à l’aise au clavier mais suis capable d’aligner quelques accords à la guitare. Je suis cependant un peu surpris par cette invitation à les accompagner. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire maintenant ? Je jette un œil sur le public massé devant la scène et repère Linda qui me sourit, debout au premier rang.

J’attends sagement, un peu perplexe, quand je reconnais les premiers accords au synthétiseur et à la batterie de mon morceau fétiche « Let it die », un morceau que j’ai composé dans un grand moment de rage. Adrien m’a aidé à le structurer et à le finir un peu plus sereinement. Puis la basse lourde et puissante démarre. Cela cogne fort ! Je me demande ce que je vais bien pouvoir faire avec ma guitare folk au milieu de ces éclats de folie que je connais bien. Je réfléchis… Et soudain, tout s’arrête. En une syncope parfaitement exécutée, Max reprend la mélodie au piano tout en pianissimo. Cela ne ressemble plus du tout à ce que j’ai écrit. Il me rend la monnaie de ma pièce, le salaud ! Je me sens obligé de l’accompagner, en nuance, avec de jolis accords et la sonorité particulière de ma guitare Takamine. Quand il faut démarrer la partie vocale, je me lance et chante les horreurs que j’ai écrites sur une mélodie qui est devenue gentillette, presque mozartienne, je m’en rends compte maintenant. Comme quoi, tout est possible ! J’ai l’impression que ma voix est devenue fluette. Une chanson paillarde chantée par une innocente jeune-fille en fleur en quelque sorte. Le décalage est étonnant, perturbant, obscène même ! Je poursuis mon chant et progressivement j’entends la batterie qui revient, puis la basse, le piano fortissimo, les synthétiseurs et l’assistant me passe une guitare électrique Gibson qu’il vient d’accorder. Je m’en empare, je la règle, passe la sangle et décolle instantanément. Voilà que je me remets à délirer, mais là je suis dans mon élément. Je reprends les commandes de ma musique et du chant. L’ingénieur du son a dû changer les réglages de ma voix, qui me paraît beaucoup plus virile maintenant. Nous terminons sur une explosion sonore conforme à l’original mais sans excès. Le public est en délire et les musiciens ont l’air heureux. Je salue, remercie encore et encore, embrasse Max, puis rejoins Linda directement sans passer par l’arrière-scène. Finalement, mon moment de gloire a duré un peu plus qu’un quart d’heure. Pour lever toute ambiguïté, je roule une pelle à Linda et m’allonge, pensif, la tête sur ses cuisses. Max connaît au moins l’un de mes morceaux ; c’est dingue ! Mes voisins les plus proches m’observent, désignent Linda et parlent entre eux. Décontracté, je fais comme si de rien n’était. J’apprécie la suite du concert jusqu’au dernier rappel.

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