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Roman feuilleton
Épisode 16

Tenseur de Riemann-Christoffel

Je suis au milieu du vide. Il n’y a rien autour de moi, absolument rien. J’ai toujours pleine conscience d’exister mais dans le grand Rien. LE NÉANT. Et pourtant je pense. C’est assez curieux, pas vraiment angoissant. Je n’ai pas de corps, je suis invisible. D’ailleurs, il n’y a rien à voir. Cela repose des préoccupations dans l’instance inférieure. Je me suis mis en retrait de la partie ; je fais le mort en quelque sorte. Amusant !

Je revois ma vie dans l’instance inférieure, jour après jour, heure après heure, minute après minute,… Chaque seconde est enregistrée. Une vie assez bien remplie mais avec des vides à combler. C’est normal, on ne peut pas tout réussir du premier coup !

Des regrets de n’avoir pas tout essayé, et des remords d’avoir fait mal, il y en a, des points positifs aussi !

Tout est analysé, remis en place, en situation dans l’espace, dans le temps avec le chemin emprunté sur le tenseur d’univers de tous les possibles qui se dessine petit à petit.

Je comprends un peu mieux. Tout est possible. Il suffit de choisir le bon chemin. Si j’avais vraiment voulu que ce projet impossible aboutisse, il fallait prendre le chemin où le projet aboutit dans le tenseur d’univers.

Tout existe, le meilleur comme le pire, le médiocre comme l’exceptionnel, l’immobilisme comme le changement permanent, l’égoïsme comme la générosité, la stabilité et le chaos et une infinité d’états intermédiaires. En réalité tout est écrit dans le simulateur. Ce qui n’est pas écrit, c’est le chemin, la succession des choix à effectuer.

Le tenseur d’univers est complètement programmé. Il reste à l’instancier. Il faut jouer. C’est plus facile si l’on connaît la règle du jeu. Il me reste à comprendre pourquoi certains privilégiés, comme moi, ont droit à cette initiation et d’autres non. D’autres questions restent en suspens. Comment les choix des uns influencent-ils les choix des autres ? Quelles sont les interactions entre les joueurs ? Cela reste un mystère.

  • Tu le découvriras par toi-même !

Harry Godson vient de me fournir la réponse. Mais où se cache-t-il ?

  • Je suis partout et nulle part.

  • Comment est-ce possible ?

  • Tout est possible, tu le sais maintenant ! Et d’ailleurs, toi aussi tu es partout et nulle part.

  • J’ai l’impression d’être ici.

  • Cela ne veut rien dire, ici. Tu es ici, tu es là-bas sur la terrasse du café de l’Institut, et tu te promènes dans le tenseur. Tu envisages même de changer de chemin, ce faisant tu es déjà sur un autre chemin. Cela fait au moins quatre instances différentes, sans compter celles dont tu n’as pas conscience.

  • Je sens que le jeu se complique !

  • Oui, c’est le but. Un initié doit savoir manipuler les instances, car tu l’as compris, tu viens de passer l’étape avec succès. Félicitations Franck ! Je t’appelle Franck, car c’est ton instance principale.

  • En ce qui concerne, mon job…

  • Tu t’es très bien débrouillé. Tu as remis Christina sur le bon chemin. Elle va pouvoir continuer la partie. C’est super !

  • Oui, mais elle n’est pas guérie et cela a l’air assez sérieux.

  • Elle trouvera les ressources. Continue à la coacher. À bientôt ! Bonne partie !

  • Franck ! À quoi penses-tu ?

Je sursaute. Adrien m’interpelle. Je jette un coup d’œil à ma montre. Il est 17 heures. Je suis calme, complètement zen, rassuré. Christina va s’en sortir, j’en suis certain.

  • Oh à rien, je rêvassais. Il est vraiment bon ce champagne, tu ne trouves pas ?

  • Oui, il est parfait. Tu nous habitues au luxe ! Ce morceau de musique, comment il t’est venu ? Il est tellement magique. C’est une musique de l’au-delà ?

  • Exactement, c’est une musique de l’au-delà. J’y suis allé récemment faire mes emplettes. J’en ai encore sous le coude ! Je pense que nous allons faire un tabac à partir de maintenant. Nous allons devenir riches et célèbres.

Je le pense vraiment.

Adrien boit mes paroles. Il me regarde avec son air enamouré qui me gêne de plus en plus quand je suis dans cette instance. C’est un peu l’inconvénient de San Francisco. Jolie ville mais très gaie. Comment puis-je lui faire comprendre qu’il n’y a aucun espoir avec moi ? Comme tous les artistes, j’aime être aimé mais pas de cette façon ! Il va falloir faire attention à ne pas se tromper de chemin. Je ne maîtrise pas encore très bien le principe des interactions entre joueurs.

John, qui joue le rôle d’ingénieur du son en plus de faire le clown et accessoirement de jouer de la guitare et de faire les chœurs est déjà reparti vers le studio.

Nous le retrouvons en train de mixer le morceau enregistré. Il a des tonnes d’idées. Nous en discutons, réglons, adaptons, modifions les réglages quand je propose d’ajouter une partie chantée. Des paroles aussi bizarres que la mélodie me viennent rapidement. Il est question d’une certaine Christina qui doit faire un choix entre son ancienne vie et la nouvelle. Le refrain se cale bien sur la mélodie :

« Go on Christina, go on, you’re on the way, Go on Christina, go on, you’re on your healing journey »

« Vas-y Christina, vas-y, sur le chemin, Vas-y Christina, sur le chemin de la guérison »

Adrien, Phil et George me regardent comme si j’étais le messie. Composer un morceau génial en un quart d’heure, c’est déjà bien, mais écrire des paroles aussi affutées et de circonstances en cinq minutes, c’est encore plus fort. John trouve que c’est bien mais ne comprend pas leur réaction. Il n’était pas là lorsque j’ai parlé de Christina tout à l’heure.

Je décide d’enregistrer la partie vocale immédiatement. John et Adrien font les chœurs. Quelques reprises sont nécessaires au niveau des percussions. La partie au violon est conservée telle quelle. Par contre nous devons couper une bonne partie de la mélodie à la flûte qui s’intègre moins bien avec les voix. Vers 22 heures 30, c’est bouclé. Je demande à John d’envoyer immédiatement la maquette à Tony.

Nous décidons, à titre exceptionnel, d’ouvrir une autre bouteille de champagne. Je me sens un peu euphorique quand le téléphone sonne, c’est Linda. Je sens que je vais me faire engueuler pour ne pas l’avoir prévenue de mon retard, une fois de plus.

Hé bien, non ! Elle est super cool.

  • Tu rentres quand ? Tony m’a prévenu que vous étiez super productif au studio. Il paraît que vous avez enregistré un nouveau titre absolument génial. Il pense que le succès est garanti.

  • On vient juste de terminer. On arrose ça au champagne. Qu’est-ce qu’on fait ce soir ? As-tu mangé ?

  • Pas encore, je t’attendais mon cœur. J’ai vu Christina qui m’a rapporté votre conversation et sa visite chez ton médecin. Tu as été super efficace aujourd’hui ! Je t’aime toi, tu sais ?

  • Oui je sais ! Mais il y a trop de gens qui m’aiment… non je plaisante. Je t’aime aussi. Et si on faisait une super fête chez nous avec tous les musiciens et Tony ?

  • D’accord mon chéri, j’organise tout ! Essayez de ne pas trop tarder.

Le temps d’expliquer le programme de la soirée pour que chacun prenne ses dispositions, prévienne qui de droit, de nettoyer un minimum, de ranger et de fermer le studio d’enregistrement, nous nous entassons à quatre dans le roadster, John partant avec sa vieille Chevy, bien polluante pour rejoindre le quartier de Sea Cliff. Je décide de rentrer en mode pilotage automatique. Mes passagers ne sont pas du tout rassurés. Accélération, freinage, arrêt au stop, redémarrage, clignotant, la voiture tourne au carrefour. C’est la première fois que je vois la voiture fonctionner en autonomie complète, la dernière fois, je dormais ! Connaissant le statut d’initié d’Elon Musk, j’ai tendance à lui faire d’autant plus confiance. Plus rien ne peut m’étonner.

Le roadster arrive devant la villa, déclenche l’ouverture automatique de la porte du garage et descend se garer à sa place. Un bras robotisé, tout juste installé dans la journée, se branche sur la prise de recharge sans intervention de ma part. Merci Elon ! Il n’y a vraiment plus rien à faire. Mes passagers sont de plus en plus étonnés, voire sidérés par tout ce qu’ils ont vu. Nous descendons du roadster et prenons l’ascenseur pour monter à l’étage supérieur. L’ascenseur s’arrête, la porte s’ouvre et la fête commence ! Il y a un monde fou dans la maison.

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